Une forêt nourricière : de l'agroforesterie à une production alimentaire durable et insoupçonnée


Le lien entre forêt et nourriture n’est pas une évidence a priori. Une « terre à bois » ne s’apparente pas du tout à un champ agricole. Le point est que, étant donné nos conceptions culturelles, nous ne faisons pas facilement le lien entre forêt et bouffe et qu’une division s’est créée entre l’une et l’autre. En réalité, l’idée même de « créer » des champs agricoles à grande échelle est relativement nouvelle dans notre civilisation. Cela s’est surtout développé avec la révolution industrielle et donc, avec l’apparition des combustibles fossiles et de la machinerie. Les autochtones cultivaient les « Trois Sœurs », soit le maïs, les haricots et la courge, ainsi que le tournesol, le tabac et probablement le topinambour (le tubercule d’une espèce de tournesol). Fait surprenant : saviez-vous que la majorité des plantes comestibles de la forêt humide amazonienne ont été implantées par l’homme? Oui, et ça perdure depuis de plus de 4500 ans! 


 

Le domaine de l’agroforesterie tente de rapprocher deux milieux souvent hermétiques l’un pour l’autre que sont la foresterie et l’agronomie, tout en passant par la biologie, l’écologie et l’horticulture. Qu’est-ce que l’agroforesterie? Il y a un certain consensus sur la définition suivante : « Un système intégré qui repose sur l’association intentionnelle d’arbres ou d’arbustes, à des cultures ou à des élevages, et dont l’interaction permet de générer des bénéfices économiques, environnementaux et sociaux ». Cette définition inclut toute une gamme de possibilités. Quels sont donc les fameux bénéfices d’une association entre le « agro » et le « forestier »?

 

La grande promesse

Saviez-vous qu’au cours des dernières décennies, le niveau de nutriments présent dans la plupart des aliments a chuté de 10 à 100 %? Pour obtenir la même quantité de minéraux et d’oligo-éléments disponibles dans les mêmes aliments en 1940, on doit aujourd’hui consommer trois fois plus de fruits et quatre à cinq fois plus de légumes. Aussi, certains spécialistes s’attendent à une augmentation de la population mondiale à 9,1 milliards d’habitants d’ici 2050. En conséquence, la production agricole devra augmenter de 70 % pour pouvoir subvenir aux besoins alimentaires de la population mondiale. Parallèlement, 2,8 millions d’êtres humains souffrent déjà de la faim ou sont en carence nutritionnelle. L’agro-industrie conventionnelle n’est pas une solution durable, puisqu’elle contribue au déboisement et à la pollution. Elle est le théâtre de régression de la biodiversité et de la qualité alimentaire, fragilisant la santé humaine et nous exposant aux contaminants chimiques environnementaux et alimentaires. De plus, ni l’agriculture industrielle, ni même le maraîchage biologique ne sont adaptés aux changements climatiques potentiels. On s’attend à des conditions extrêmes plus fréquentes et plus intenses (sécheresses, inondations, chaleurs, etc.). Produire de plus en plus et de mieux en mieux est un grand défi qui se joue sur plusieurs facettes. Maintenant, quelle est donc la promesse des systèmes agroforestiers?

En bref, l’introduction d’arbres et d’arbustes dans nos modèles de production alimentaire rend le sol fertile naturellement, réduit grandement ou complètement l’utilisation d’engrais de synthèse et de pesticides, permet de stocker et de filtrer l’eau dans le sol (prévient les inondations) et améliore la qualité de l’eau. Elle augmente également la qualité nutritive des aliments produits, améliore la santé humaine, prévient l’érosion (crée le sol et stabilise sa structure), tamponne les excès de chaleur, amène une résilience face aux instabilités climatiques, séquestre le carbone, offre un paysage beau, naturel et diversifié, amène une autonomie alimentaire et perdure dans le temps. La nature n’est-elle pas impressionnante? Les pratiques agroforestières, en particulier les approches les plus écosystémiques, sont une contribution énorme dans notre plan de match collectif de société, et ce, à plusieurs niveaux. À terme, ces écosystèmes sont hautement productifs en aliments pour des générations à venir et ne demandent que peu d’énergie d’entretien. 

Outre les aménagements de bandes riveraines et de haies brise-vent qu’on retrouve de plus en plus sur les grandes terres agricoles, et pour aller un peu plus loin dans le concept, nous diviserons ici les différentes approches en deux types : les interventions réalisables en forêt, ou le « jardin forestier », et les aménagements de forêts dites nourricières ou comestibles qu’on réalisera à partir d’un espace ouvert.

 

 

Le jardin forestier

On parle ici de cultiver en présence de forêts, par exemple en sous couvert forestier, en lisières ou en petites trouées. Il peut être question de mettre en valeur les produits forestiers non ligneux (PFNL), aussi appelés les végétaux « spontanés », déjà présents sur le site. On peut travailler à « restructurer » les peuplements en place, de manière à favoriser l’occurrence des PFNL déjà présents sur place, ou encore à les cultiver. On peut tenter d’incorporer un concentré de spores liquides de champignons dans le sol forestier. Par exemple, les champignons lactaires sont susceptibles de s’implanter lors d’une éclaircie en plantation. 

Selon Daniel Lachance, ingénieur forestier et propriétaire de Le Chêne aux pieds bleus, une entreprise vouée au développement d’outils inédits pour la planification et la conception de forêts nourricières et de jardins forestiers, on parle ici de mycosylviculture. Certains exemples de mycosylviculture ailleurs dans le monde donnent des résultats grandioses et contribuent grandement à la prospérité locale. On peut également aménager des potagers ou des terrasses de culture pour implanter le ginseng, l’ail des bois, ou nombre de verdures ou « salades » indigènes. On peut dégager un bosquet de pimbina ou de noisetier à long bec, planter des arbres à noix (noyers, caryers, chênes à glands comestibles) dans une trouée ou même greffer un poirier sur une aubépine en lisière! 

Cultiver directement en forêt représente un potentiel immense à développer sans gêne. C’est une façon de se réapproprier le patrimoine naturel tout en produisant des aliments largement plus nutritifs que ceux issus d’une monoculture agro-industrielle. C’est comme comparer la portion émergée d’un iceberg à son entièreté. En termes de valeur nutritive, une salade Iceberg n’en représenterait que la pointe, si on la compare à une salade « sauvage ». 

 

La forêt nourricière

Cette approche écosystémique est considérée par plusieurs chercheurs comme étant l’une des voies les plus prometteuses de la production alimentaire. Selon Wen Rolland de Design Écologique, une entreprise offrant des formations et de l’accompagnement dans la réalisation de projets écologiques en permaculture, nous passons beaucoup de temps à désherber nos potagers, car la nature n’aime pas le vide et un sol à nu est une plaie qui doit être cicatrisée. Nos jardins tendent vers la succession naturelle, en commençant par la présence de plantes herbacées ou de « mauvaises herbes », afin de créer les conditions menant éventuellement à la présence d’arbustes et de petits arbres, et, plus tard, à un écosystème plus mature. Avant d’arriver à un relatif état d’équilibre dynamique, les successions naturelles prennent des décennies. On veut aménager en gardant en tête le produit fini, soit un écosystème résilient et nourricier ressemblant à une jeune forêt. Il s’agit d’implanter une diversité de plants de façon à obtenir une structure tridimensionnelle et ouverte dans laquelle les strates d’une forêt de mi-succession sont mises à profit (voir l’encadré). Les aliments sont produits depuis le sol jusqu’à la canopée : couvre-sols, vivaces herbacées, plantes grimpantes, arbustes et arbres. Le tout à partir, parfois, d’un espace peu productif, d’une friche, d’une trouée ou à la suite d’une coupe forestière, par exemple. Sous le couvert des arbres plantés à faible densité, on tente de garder la majeure partie du sol couvert en permanence par des plantes vivaces comestibles, des couvre-sols et des débris végétaux. Après les trois à cinq années d’implantation, au minimum, les mauvaises herbes ont peu de place pour s’installer et le désherbage est donc minimal. Sans oublier l’intérêt ligneux des essences implantées.

 

 

Le choix parcimonieux d’un plant à intégrer dans une forêt nourricière se fait en fonction de ce qu’il a à apporter au système. Par exemple, il s’agira bien sûr d’apports en aliments (fruits, fleurs, noix, graines, racines, tubercules, tiges, feuilles) et d’apports en propriétés médicinales, mais aussi d’apports en nutriments dans le sol et de capacité à fixer l’azote en termes d’utilité pour la faune (abri ou nourriture), d’attrait pour les pollinisateurs, de couvre-sol et d’utilité en tant que biofertilisant et répulsif naturel pour créer des bandes riveraines, des haies brise-vent, etc. Le choix d’une espèce indigène sera favorisé par rapport à une non-indigène, pour le même service rendu. Le tout aboutit à une forêt nourricière qui comprend une grande biodiversité et un sol riche, vivant et rempli d’interactions physico-chimiques complexes.

Le design et l’aménagement de tels systèmes nourriciers nécessitent, le plus souvent, les conseils de spécialistes (ingénieurs forestiers, agronomes, biologistes ou horticulteurs) qui se sont dotés de connaissances complémentaires en agroforesterie et la coopération entre professionnels de ces différents domaines. Également, la contribution du propriétaire, ou de celui qui porte le projet, est de premier ordre. L’implantation se fera habituellement sur plusieurs années et demandera premièrement une quantité de « jus de bras », de l’observation au fil de l’évolution, puis des rectifications du système.

C’est aujourd’hui qu’on design notre futur. Les arbres, c’est long à pousser, plantons!

 


 


En savoir plus

Contactez l’auteur par courriel : aavoine@arfpc.ca

Visitez le www.arfpc.ca

 

 

Retour à la recherche

Suivez l’actualité de l’AFSQ   

S'abonner à l'infolettre