S’il y a un peuplement emblématique au Québec, c’est indéniablement l’érablière à sucre. Tantôt appréciée pour ses succulents produits d’érable, pour ses magnifiques parures automnales, pour son bois de grande résistance pour les planchers ou bien pour la douce chaleur de ses bûches lors des froids hivernaux, l’érablière est un écosystème qui regorge d’une grande diversité, une diversité qui est parfois fragilisée par les activités humaines.
À l’état naturel, l’érablière se compose d’une variété d’essences d’arbres. L’érable s’y retrouve toutefois en plus grande proportion. Il peut être accompagné du bouleau jaune, du bouleau blanc, du caryer cordiforme, de l’érable rouge, de frênes, du hêtre à grandes feuilles, de chênes, du tilleul d’Amérique, de l’ostryer de Virginie et de quelques résineux comme le pin blanc, le thuya occidental et la pruche du Canada. Les essences compagnes occupent souvent des microsites peu favorables à l’érable. Les feuilles de l’érable étant acides, elles concourent à l’acidification du sol de l’érablière. La litière des autres essences vient ainsi contrebalancer ce processus afin de maintenir l’équilibre des propriétés du sol. Une érablière se compose également d’arbres de différentes hauteurs, de divers diamètres et d’âges variés. Cette hétérogénéité en termes d’essences et de strates contribue à la stabilité du peuplement. Une érablière diversifiée est plus résistante et résiliente aux perturbations naturelles (épidémies d’insectes, maladie ou verglas). Un état d’autant plus important à atteindre dans le contexte des changements globaux que nous vivons actuellement.
Sous la canopée, il faut aussi compter sur une strate arbustive composée d’une variété d’arbustes de diverses tailles qui cohabitent avec les jeunes tiges d’arbres. Les arbustes sont souvent les mal-aimés de la forêt, que de la vulgaire broussaille à couper pour nombre de personnes. Et pourtant! Ils contribuent à enrichir le sol, à fournir des sites de nidification ou à nourrir de nombreuses espèces fauniques. Mentionnons notamment l’aulne rugueux, les viornes, le noisetier à long bec, le sureau rouge, le cornouiller à feuilles alternes, l’érable de Pennsylvanie et le chèvrefeuille du Canada.
Quand notre regard se porte au sol, tout un cortège de plantes herbacées s’offre à nous tout au long des saisons. Il est certes plus aisé de remarquer les plantes printanières hâtives parées de leur floraison, car la verdure est encore timide à cette période. À titre d’exemple, l’érythrone d’Amérique forme un tapis avec ses fleurs jaunes et ses feuilles tachetées. Ou bien les trilles blancs ou rouges qui se présentent avec leurs trois grandes feuilles évasées surmontées de fleurs à trois pétales sont facilement reconnaissables. En érablière, nous retrouvons notamment l’ail des bois, la dicentre à capuchon, la tiarelle feuille-en-cœur, le caulophylle faux-pigamon, l’asaret du Canada, la claytonie de Caroline, l’arisème petit-prêcheur et une variété de fougères. Certaines plantes herbacées sont communes à toutes les érablières, mais certaines sont indicatrices. Ainsi, le trille blanc, l’asaret du Canada et le caulophylle faux-pigamon indiquent une érablière riche. Le trille rouge croît en érablière plus pauvre et l’arisème petit-prêcheur occupe un sol frais et humide. La connaissance des plantes de sous-bois renseigne sur les paramètres écologiques du sol, pierre d’assise du peuplement.
Une diversité dans la cohorte végétale suit une diversité faunique. Qu’elle soit ailée, à quatre pattes ou microscopique, la faune se fait pourtant discrète lors de nos sorties en forêt. À part peut-être les insectes piqueurs toujours trop abondants à notre goût! Il faut souvent se concentrer sur les signes de leur présence, notamment les pistes dans le sol, les tiges broutées, les griffures sur l’écorce, les chants ou les sentiers de déplacement. Les gros arbres moribonds ou les chicots avec des cavités sont des habitats propices pour de nombreux oiseaux, mais également pour plusieurs mammifères. En soulevant une simple bûche, nous pouvons aussi découvrir toute une faune qui s’agite pour décomposer la matière organique et enrichir le sol. Bien que généralement perçus inesthétiques, les arbres morts contribuent au processus écologique de la forêt et à sa richesse.
Une biodiversité fragile
L’érablière est un écosystème en constante évolution. Une évolution toutefois marquée par l’empreinte humaine depuis la colonisation. Sise sur des sites propices à l’agriculture, elle était défrichée en partie pour la culture de céréales et l’élevage du bétail. Source de matière première essentielle à l’installation des familles, elle fournissait le bois d’œuvre tant pour la construction des maisons et des granges, la fabrication des meubles et des outils, que pour la production de bois de chauffage pour cuisiner et se réchauffer. Elle nourrissait également en gibiers et en produits de l’érable. Avec le déploiement du chemin fer, la ressource domestique a fait place à une ressource économique pour les marchés intérieurs et d’exportation américains. Une ressource économique qui s’affirme encore aujourd’hui. Les érablières sont façonnées par l’empreinte des activités humaines depuis plus de 200 ans.
La mise en œuvre de l’aménagement forestier, qui vise une production soutenue de matière ligneuse, concentre souvent la croissance sur les essences qui possèdent actuellement une haute valeur économique.
Elle maintient aussi l’érablière à un stade de relative jeunesse. À chacune des interventions, le choix de récolte se porte sur les arbres les plus susceptibles de mourir dans les quinze prochaines années. Les arbres qui présentent un dépérissement de la cime et une faible qualité de bille sur pied sont priorisés lors de la récolte. Les arbres en déclin sont souvent les plus âgés et ayant de bons diamètres. Les coupes partielles améliorent la qualité des tiges résiduelles et leur valeur économique, mais en même temps, elles diminuent le potentiel d’arbres de fort diamètre, le nombre de chicots et éventuellement, les gros débris ligneux au sol. Bref, les interventions sylvicoles assainissent les peuplements afin de produire un volume maximal, mais retirent en même temps des éléments de biodiversité bénéfiques à leur équilibre.
Que dire de l’érablière visitée au printemps dans le temps des sucres? Souvent composée essentiellement d’érables pratiquement de même gabarit accompagnés de tiges de fort diamètre, d’un sous-bois déficient en jeunes feuillus et d’une rareté d’essences compagnes, l’érablière acéricole est aménagée pour une production maximale de sève. Pourtant, un état aussi simplifié fragilise l’érablière face aux perturbations et sa productivité sera affectée un jour ou l’autre. Les principes d’un aménagement visant à maintenir, voire à restaurer l’hétérogénéité d’une érablière, sont connus. L’adhésion à cette approche semble toutefois difficile à obtenir. La mise en valeur d’une érablière à des fins de matière ligneuse ou de sève implique une vision à long terme sur plus de 100 ans. Quant à l’humain, il a de la difficulté à se projeter au-delà de 10 ans!
La cueillette en forêt est une autre activité qui peut provoquer la fragilisation de la biodiversité. Autrefois recherché pour ses vertus médicinales, le ginseng, localisé en érablière riche, est aujourd’hui tellement rare qu’il est considéré comme une espèce menacée. L’ail des bois a évité cette destinée de peu. L’interdiction de commerce et l’application d’une réglementation stricte pour la cueillette à des fins personnelles ont réussi à sauvegarder de nombreuses populations. L’ail a toutefois toujours un statut de plante vulnérable. Certaines plantes sont recherchées pour leur valeur horticole, notamment l’adiante du Canada et le lis du Canada, ou pour leur valeur gastronomique comme la matteuccie fougère-à-l’autruche (tête de violon). Des règles strictes de récolte et de commerce s’appliquent pour préserver les populations sauvages.
Les grands mammifères peuvent également interférer dans la dynamique naturelle d’une érablière. Les surpopulations de cerfs de Virginie créent une pression sur les sources de nourriture. Le broutage excessif nuit à la régénération naturelle des jeunes tiges d’arbres et à la survie des plantes herbacées modifiant ainsi la dynamique de succession naturelle. Des essences moins prisées par le cerf de Virginie seront favorisées au détriment de l’érable à sucre et autres feuillus. L’impact du broutage et les perturbations du couvert peuvent également provoquer la prolifération d’espèces envahissantes indigènes (dennstaedie à lobules ponctués, framboisier) ou exotiques (nerprun bourdaine, alliaire officinale). Ces espèces ont la capacité de former des colonies denses qui inhibent la germination et la survie des végétaux souhaités.
Les maladies et les épidémies d’insectes sont également des vecteurs qui menacent la biodiversité des érablières. La maladie corticale du hêtre et la maladie hollandaise de l’orme disséminent ces arbres de nos paysages feuillus depuis la première moitié du 20e siècle. Le noyer cendré, atteint d’une infection causée par un champignon, est maintenant considéré comme une espèce en situation précaire au Québec et en voie de disparition au Canada. Difficile de ne pas avoir entendu parler de l’agrile du frêne. Cet insecte attaque toutes les espèces de frênes, essences compagnes importantes de nos érablières. Le longicorne asiatique, non recensé au Québec jusqu’à maintenant, apprécie plusieurs feuillus, notamment les érables. Mauvais présage pour le futur. Et ce n’est que quelques exemples! En effet, les scientifiques estiment que plus de 25 maladies et insectes sont susceptibles d’attaquer une trentaine d’essences d’arbres dans les 50 prochaines années. À ces menaces, il faut ajouter plusieurs agents stressants (verglas, sécheresse, gel-dégel, neige hâtive ou tardive) qui se multiplieront avec les changements climatiques. Comme pour l’être humain, le stress est un facteur aggravant et rend la forêt plus vulnérable.
Une biodiversité à retrouver
La meilleure garantie pour atténuer les menaces qui planent sur les érablières est sa biodiversité en soi. En ces temps de changements globaux, les actions posées devraient poursuivre la préservation, l’amélioration ou la restauration de la diversité des composantes de l’érablière pour une meilleure résilience. Faisons ici un parallèle avec les placements financiers. Tout bon conseiller financier incite ses clients à diversifier leurs placements; en d’autres termes, ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier. Un portefeuille diversifié est la meilleure garantie pour limiter les dommages lors des soubresauts des marchés économiques. En forêt, la même stratégie s’applique. La visée d’une diversité d’espèces d’arbres devrait être le premier réflexe. Ce qui signifie qu’il faut aussi préserver des essences comme les frênes, l’orme ou le cerisier tardif malgré les attaques subies. Il faut laisser la chance à l’évolution naturelle de créer des individus plus résistants ou bien aux chercheurs de trouver des prédateurs ou parasites pour lutter contre les menaces. L’introduction de nouvelles espèces est également une voie à explorer. La diversité s’applique aussi dans la structure des cohortes d’âges et de diamètres. L’hétérogénéité des végétaux ainsi que le bois mort (chicot et débris ligneux au sol) dans une érablière créent une variété d’habitats pour les espèces fauniques et contribuent à la fertilité des sols. La recherche de la biodiversité n’empêche aucunement la production de ressources et de services pour notre bénéfice. Elle est plutôt la meilleure assurance pour le futur incertain. À votre prochaine sortie en forêt, mettez vos lunettes « biodiversité ». Votre standard d’une « belle érablière » devrait en être modifié.