Pour se préparer à l’arrivée de l’agrile dans les frênaies noires nordiques, les chercheurs et chercheuses de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue envisagent et étudient, au lac Duparquet, des scénarios de conservation, d’adaptation et de mitigation face au déclin probable des frênaies.
Depuis l’introduction en Amérique du Nord de l’agrile du frêne, un coléoptère ravageur originaire d’Asie, toutes les espèces de frêne déclinent à un rythme alarmant. Dans la région des Grands Lacs, les frênaies touchées par l’agrile ont décliné en 4 à 5 ans. Depuis les premières observations au Michigan dans les années 2002, l’insecte s’est propagé dans plus de 35 états des États-Unis et dans les provinces canadiennes du Manitoba, de l’Ontario, du Québec, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick (Figure 1). Les études dendrochronologiques menées à l’épicentre de l’infestation montrent que l’insecte était déjà présent au Michigan au début des années 1990 et qu’il s’est propagé à une vitesse d’environ 3 à 25 km/an, facilité par les voies de transport des bois commerciaux et de marchandises.
En parallèle de la propagation de l’insecte, les changements climatiques, dont le réchauffement des températures moyennes annuelles, déplacent progressivement l’aire de répartition des frênes et de l’agrile vers le nord. La limite nordique de répartition des frênaies a donc une importance majeure dans la migration et la survie de ces arbres dans le futur. Jusqu’à récemment, les modèles de dispersion de l’agrile envisageaient pour le frêne un refuge climatique théorique dans la zone la plus nordique de l’aire de distribution. La tolérance au froid des larves de l’agrile, qui hivernent sous l’écorce, était estimée à environ -35°C, laissant présager que les arbres les plus nordiques seraient protégés naturellement de l’insecte dû à la rigueur des hivers. Des recherches récentes au Manitoba montrent au contraire que les larves survivent à des conditions hivernales allant jusqu’à -50°C, changeant notre perspective sur la probabilité d’établissement de l’agrile du frêne au nord du Canada.
Le frêne noir (Fraxinus nigra) possède la répartition la plus nordique des frênes en Amérique du Nord (Figure 1). Il est présent sur la liste rouge des espèces en danger critique d’extinction mondialement et fait partie des espèces menacées au Canada. Il est profondément ancré dans les cultures autochtones pour la création de paniers et de canots, mais aussi, dans la mythologie et les contes. En juin 2022, l’agrile du frêne a été identifié à Sudbury et North Bay, soit à environ 100 km au sud de la limite nordique du frêne noir (Figure 2). Compte tenu des habitudes de dispersion de l’insecte en vol, un périmètre de 25 km est généralement considéré autour d’une observation. Pour se préparer à l’arrivée de l’agrile dans les frênaies noires nordiques, les chercheurs et chercheuses de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue étudient des scénarios de conservation, d’adaptation et de mitigation face au déclin probable des frênaies.
Au nord de la frontière entre l’Ontario et le Québec, sous le lac Abitibi, des frênaies noires colonisent les milieux humides et les plaines inondables basses dans la forêt d’enseignement et de recherche du lac Duparquet. Sur les bords du lac, les frênes sont adaptés à la périodicité des crues de dégel printanier qui peuvent s’étaler jusqu’en juillet. Leur écorce est liégeuse et les protègent partiellement des impacts de glace pendant les crues printanières, ce qui n’est pas le cas des autres essences compagnes du frêne noir trouvées au lac Duparquet. Les espèces compagnes croissent généralement dans les plaines inondables plus hautes que le frêne noir, ou dans des positions basses, mais protégées des perturbations par des bandes de frênes noirs riverains.
L’intensité des crues de dégel printanier dans les zones les plus basses semble donc écarter les scénarios de remplacement des frênaies par un autre peuplement arboré. Au lac Duparquet, les frênaies noires évolueraient probablement vers des plaines arbustives dominées par des essences qui colonisent actuellement leur sous-bois. Des espèces hydriques comme le cornouiller soyeux (Cornus stolonifera), l’aulne rugueux (Alnus incana subsp. rugosa) et le houx verticillé (Ilex verticillata) sont capables de tolérer des immersions périodiques et prolongées, et présentent une résistance mécanique suffisante pour résister aux embâcles des glaces. Il est aussi envisageable que les saules, qui ont un bois plus cassant, prospèrent dans les zones les plus humides et protégées des embâcles.
Dans les positions plus hautes et moins influencées par les crues du lac, le remplacement du frêne noir par une végétation arborée est plus probable. Au lac Duparquet, lorsque le frêne noir ne forme pas de peuplements purs, il est principalement accompagné du cèdre blanc de l’est (Thuja occidentalis) et du peuplier baumier (Populus balsamifera), également tolérants aux conditions hydriques. Une plus grande disponibilité en lumière dans le sous-bois pourrait probablement favoriser ces deux espèces jusqu’à la refermeture de la canopée par des forêts hydriques mixtes. L’orme d’Amérique (Ulmus americana) est également un bon candidat au remplacement du frêne noir, mais la maladie hollandaise de l’orme (causée par le champignon Ophiostoma novo-ulmi) a affaibli les populations d’Abitibi. Quelques jeunes ormes sont présents dans les sous-bois des frênaies noires, mais il est peu probable compte tenu de leur faible nombre et de la récurrence de la maladie qu’ils puissent remplacer les frênaies dans les plaines inondables. Les recherches sur la résistance génétique des ormes pourraient néanmoins permettre de minimiser les effets de la maladie hollandaise dans le futur et permettre le retour des ormes d’Amérique dans les positions aujourd’hui occupées par les frênaies noires.
Proche de la limite nordique de distribution du frêne noir, les conditions climatiques limitent le nombre d’espèces compagnes susceptibles de remplacer le frêne noir après l’épidémie d’agrile. Au sud du Canada et au nord des États-Unis en revanche, les frênes noirs sont en concurrence avec une plus grande diversité d’espèces forestières de milieux humides comme l’érable rouge (Acer rubrum), l’érable argenté (A. saccharinum), l’érable à Giguère (A. negundo), le peuplier baumier, ou encore le cèdre blanc de l’est. Les scénarios de remplacement du frêne noir par des espèces compagnes après une épidémie d’agrile semblent donc plus diversifiés qu’au lac Duparquet. Cependant, des études menées au Minnesota dans des frênaies noires riveraines comparables à celles du nord de l’Ontario et du Québec démontrent que les frênaies en déclin évoluent vers des milieux arbustifs et non vers un couvert forestier fermé. C’est pourquoi les stratégies de mitigation des épidémies d’agrile et de conservation des frênaies impliquent d’encourager artificiellement, par la plantation ou la conduite sylvicole, le recrutement et la régénération d’essences compagnes tolérantes aux milieux hydriques. Des essences comme l’érable argenté ou l’érable à Giguère, qui croissent dans des milieux similaires de plaines de débordement au sud du Québec, pourraient alors être introduites comme essences compagnes ou de remplacement dans les frênaies nordiques pour mitiger les impacts de l’agrile. D’autres essences colonisant les plaines inondables du sud du Québec et du Manitoba, comme le peuplier deltoïde (P. deltoïdes) ou le frêne vert (F. pennsylvanica), pourraient aussi être envisagées. Plusieurs de ces espèces arborescentes sont, toutefois adaptées à un régime d’inondations printanières de plus faible intensité et de plus courte durée que celui observé au Lac Duparquet.
Un autre aspect à considérer dans un scénario de déclin des frênes noirs est la pression des castors sur les forêts riveraines. Les stratégies de conservation des forêts résiduelles devront probablement s’appuyer sur une régulation des populations de castors pour protéger les jeunes tiges de régénération. Plus directement en Amérique du Nord, des scénarios de lutte contre l’agrile du frêne incluent l’introduction d’agents biologiques tels que des guêpes parasitoïdes ou des champignons pathogènes de l’insecte. En milieux urbains, des traitements insecticides arbre par arbre se sont aussi montrés efficaces, mais ne semblent pas envisageables à l’échelle des forêts riveraines.
Le maintien du frêne noir dans nos paysages forestiers riverains constitue un enjeu écologique important. Les frênaies sont des habitats uniques pour de nombreuses espèces animales et végétales. À travers l’Amérique du Nord, les initiatives de recherche et les initiatives citoyennes se multiplient pour envisager la conservation des frênaies et assurer leur avenir.
Les scénarios de conservation, d’adaptation et de mitigation face au déclin probable des frênaies sont encore complexes et la détection précoce de l’agrile reste encore le meilleur espoir des frênes. Au Canada, la présence d’agrile du frêne peut être rapportée au Invasive Species Centre (866 463-6017) et toutes informations sur la détection de l’insecte et sa propagation, ainsi que les nouvelles liées aux stratégies de conservation des frênes peuvent être trouvées à l’adresse Internet : www.emeraldashborer.info. Les observations de science citoyenne sur iNaturalist peuvent aussi permettre de suivre et de documenter la progression de l’insecte. Dans la détection précoce des épidémies d’agrile du frêne, les résultats de piégeage divergent encore sur l’efficacité des différents pièges (faut-il privilégier les entonnoirs multiples, les prismes, les pièges à doubles étages, de couleur unique, etc.). Les piégeages attractifs au cis-3-hexenol disposés en hauteur dans la canopée se sont toutefois avérés efficaces pour capturer l’agrile, particulièrement les femelles pondeuses, et ce, y compris dans les zones à faible densité d’invasion.
En parallèle, un programme de sauvegarde des ressources génétiques des frênes est en fonction depuis 2004 au Centre National des Semences Forestières du Canada (CNSF). Les objectifs sont de réintroduire les différentes espèces de frênes dans la nature une fois l’épidémie d’agrile contrôlée et d’appuyer la recherche d’individus résistants à l’insecte. La conservation génétique des frênes noirs est assurée dans le sud du Québec, mais encore limitée au nord de leur aire de distribution (Figure 3). Pour participer à ce programme de conservation, il est possible de récolter des semences de frênes et de les envoyer au CNSF. Le contexte actuel des frênes noirs en Amérique du Nord demande donc désormais aux propriétaires forestiers et professionnels impliqués dans l’aménagement forestier écosystémique au Québec de faire de la conservation des frênaies une priorité.
En savoir plus
Pour participer au programme de conservation du CNSF, visitez la page du Centre qui contient le protocole de récolte, les informations à consigner ainsi que les recommandations d’emballage et d’envoi.
N’hésitez pas à envoyer toutes informations utiles sur la localisation de frênaies noires riveraines aux auteurs à l’adresse : alexandreflorent.nolin@uqat.ca