Le bois de cœur du bouleau à papier, une espèce très abondante au Québec, a souvent une coloration plus foncée que la normale. La présence de cette zone foncée réduit la valeur marchande des billes de cette essence prisée pour la fabrication de produits d’apparence. Cette étude de modélisation examine dans quelles conditions et sur quels arbres cette coloration est la plus susceptible de se développer. Elle démontre aussi que les données climatiques et d’inventaire forestier peuvent servir à cartographier à grande échelle la coloration du bois de cœur.
Le bouleau à papier est une essence dite « à pores diffus », c’est-à-dire que la taille et la disposition des vaisseaux du bois initial produit au printemps ne diffèrent pas significativement de celles du bois final produit en été. Cette caractéristique confère au bois un aspect homogène qui lui donne de la valeur.
Or, chez le bouleau à papier et d’autres essences à pores diffus comme le bouleau jaune et l’érable à sucre, le bois de cœur a souvent des zones de coloration anormalement foncées, d’importance et de taille très variables (figure 1). Cette coloration, dite « traumatique », est causée par la libération de composés phénoliques colorés à la suite de blessures (mort de branches, par exemple). Des colonnes de bois plus foncées se forment et s’étendent de la blessure vers le centre de l’arbre. Cette coloration est associée à un processus de compartimentation du bois qui protège les tissus centraux de l’arbre contre les agents pathogènes envahissants.
Les effets et les causes de la coloration de cœur
L’étude s’appuie sur une base de données de rondelles de bois provenant de 721 bouleaux à papier abattus sur 146 stations forestières à travers le Québec. À partir des rondelles prélevées le long du tronc, nous avons mesuré la surface de la coloration du bois de cœur et reconstruit le volume coloré dans le tronc pour chaque arbre. D’abord, nous avons comparé les propriétés mécaniques des zones (colorées ou non). Nous avons observé que le bois coloré est légèrement plus dense (par exemple, pour un arbre ayant un DHP de 8 cm à 25 ans, la densité du bois coloré était en moyenne de 521 ± 7 kg/m3, tandis que celle du bois non coloré était de 501 ± 3 kg/m3), possiblement en raison de la présence de composés extractibles. En revanche, le module d’élasticité du bois et l’angle des microfibrilles de cellulose étaient les mêmes, que le cœur soit coloré ou non. La conséquence de la coloration de cœur se limite donc principalement à l’aspect visuel du bois.
Ensuite, nous avons cherché à comprendre quelles caractéristiques des arbres étaient corrélées avec la coloration de cœur chez le bouleau à papier. À hauteur de poitrine (1,3 m), la coloration était observée chez 85 % des arbres abattus. Toutefois, les zones touchées ne représentaient que 6,4 % de la surface terrière et 3,6 % du volume marchand (le volume marchand correspond au volume du tronc dont la section a un diamètre de plus de 9,1 cm). La proportion en volume du bois de cœur coloré était fortement corrélée avec la surface terrière et le volume marchand des arbres, et modérément corrélée avec l’âge de l’arbre à hauteur de poitrine (figure 2). Sans surprise, les arbres de plus fort diamètre ont des proportions plus grandes de bois coloré, possiblement parce que leurs branches plus grosses sont plus susceptibles de se briser (sous le poids de la neige, par exemple) et d’engendrer des colonnes de bois coloré.
Les arbres sans coloration de cœur étaient en moyenne plus jeunes que ceux avec coloration (figure 3). Cette différence peut s’expliquer par le fait que, puisqu’ils ont des branches plus petites, les arbres plus jeunes sont moins susceptibles de se briser et ont possiblement une meilleure capacité à compartimenter et à cicatriser leurs blessures que les plus vieux. Malgré tout, la proportion de bois coloré varie beaucoup, même chez des arbres du même âge (figure 2).
Après cette analyse, nous avons conçu un modèle en deux étapes à l’échelle de l’arbre qui prédit la probabilité de coloration ainsi que la surface terrière couverte par cette coloration. Comme on pouvait s’y attendre, la variable significative la plus importante dans les deux cas est la surface terrière totale de l’arbre. Toutefois, la probabilité de coloration est aussi corrélée avec le degré de compétition et la quantité de neige reçue.
En plus des dimensions de l’arbre, les caractéristiques de la placette et le climat influencent donc aussi la coloration de cœur chez le bouleau à papier. Pour mieux comprendre cette relation, nous avons conçu un modèle à l’échelle de la placette pour étudier cette coloration à l’échelle régionale.
Existe-t-il des variations régionales?
Au Québec, les bouleaux à papier sont en moyenne plus gros et plus vieux dans les forêts tempérées que dans les forêts boréales. Peut-on aussi détecter des différences régionales dans la coloration traumatique du bois en se basant sur des données d’inventaire? D’autres variables régionales entrent-elles en ligne de compte? Cette seconde partie de l’étude démontre que les données climatiques et d’inventaire forestier peuvent servir à cartographier à grande échelle la coloration du bois de cœur. Ces connaissances pourraient aider à optimiser la planification des travaux sylvicoles en vue de cibler les zones les plus favorables à la croissance de bouleaux à papier de qualité.
Tirer parti des données d’inventaire forestier
Nous avons utilisé les données d’inventaire forestier de 51 689 placettes temporaires provenant du réseau provincial d’échantillonnage du Ministère. Dans 1 843 d’entre elles, des carottes de sondage permettaient d’estimer la surface de coloration et de tester la validité du modèle à l’échelle de l’arbre que nous avions préalablement construit. Nous avons ensuite appliqué ce modèle à l’ensemble des bouleaux à papier inventoriés dans les 51 689 placettes. C’est ainsi que nous avons calibré un modèle de la coloration de cœur à l’échelle de la placette pour étudier les variations régionales de la coloration du bois dans l’ensemble de la province. Finalement, nous avons testé et validé ce modèle avec une base de données de 741 bouleaux à papier pour lesquels nous avions des mesures précises de coloration.
Variations régionales de la coloration du bouleau à papier
L’analyse de l’ensemble des placettes temporaires a permis de modéliser la coloration et d’en étudier les variations régionales. Comme pour le modèle à l’échelle de l’arbre, nous avons procédé en deux étapes, en modélisant d’abord la présence ou l’absence de coloration, puis la surface terrière couverte par celle-ci. Plusieurs variables régionales (latitude, longitude et précipitations sous forme de neige) ont été retenues dans les modèles.
Des proportions plus grandes de coloration ont été associées aux régions du sud-ouest de la province, au climat plus chaud et plus sec (figure 5). Les bouleaux à papier y sont généralement plus gros et supportent donc des branches plus grosses qui peuvent causer de plus grandes colonnes de coloration lorsqu’elles brisent. De telles conditions pourraient aussi influencer la coloration du bois, puisque le bouleau à papier est vulnérable à la sécheresse et que les stress hydriques peuvent causer le dépérissement de la cime.
Dans l’est de la province, où les chutes de neige sont plus abondantes, les zones colorées couvrent une plus faible proportion de la surface terrière. Ce résultat peut sembler contre-intuitif puisque l’accumulation de neige est généralement associée à des dommages au houppier. Cependant, les arbres qui poussent dans ces régions sont généralement moins hauts; leurs branches plus petites et plus flexibles plient au lieu de se briser sous le poids de la neige, et sont donc moins sujettes aux blessures.
Perspectives
La présence de coloration de cœur du bouleau à papier est fréquente, mais variable selon les régions. Nos modèles montrent qu’on peut cartographier cette coloration à l’échelle régionale à partir de données climatiques et d’inventaires forestiers. Ces tendances peuvent désormais être prises en compte dans les stratégies d’aménagement du bouleau à papier. Notre approche pourrait aussi s’appliquer à d’autres essences feuillues à pores diffus de plus grande importance commerciale, comme le bouleau jaune et l’érable à sucre.
L’effet significatif du climat dans nos modèles indique que les changements climatiques pourraient accentuer la problématique de la coloration du bois de cœur du bouleau à papier. En effet, le risque de dommages à la cime associé aux précipitations hivernales (notamment l’accumulation de neige lourde et humide ou de verglas) pourrait augmenter, tout comme celui de stress hydrique et de dépérissement des cimes associé à des épisodes de sécheresse plus fréquents.
En savoir plus
Consultez la version complète de l’article à l’adresse suivante : https://cdnsciencepub.com/doi/10.1139/cjfr-2020-0475