Affirmer que le Québec jouit d’une aura magique dans sa relation à la nature et à ses grands espaces forestiers n’a rien d’incongru selon moi! C’est une réalité indéniable dont j’ai moi-même été la cible par- faite depuis ma plus tendre enfance. Alors que la forêt de ma France natale voit son territoire rétrécir au profit de la « bétonnisation » des sols et de la multiplication des terres agricoles, le Québec et le Canada dans son ensemble ont toujours été pour moi un refuge imaginaire dans lequel je voyais des forêts à perte de vue, des montagnes, des lacs et des milieux humides où se rencontraient allègrement castors, orignaux, colibris et pleins d’autres espèces emblématiques.
Une vision, qui de prime abord, doit paraître très stéréotypée, mais qui se révèle, dans mon cas, tout à fait exacte, alors que je vis justement depuis plusieurs années en famille au milieu du bois en « symbiose » avec la belle nature rustique de notre région de Mégantic.
Ceci étant dit, je mentirais en vous disant que je n’ai pas été surpris à mon arrivée. La forêt ainsi que le bois sont bel et bien omniprésents dans le pay- sage de la vie quotidienne. Des forêts naturelles, des plantations, des parcs nationaux et des territoires protégés, des piles de bois un peu partout, dans les cours, dans les rangs et dans les allées, des moulins à scie, des entreprises de déroulage, de plaquage et de pâte à papier, des cordes de bois de chauf- fage sur le bord des chemins, des ossatures d’édifices et des maisons en bois, et j’en passe. La forêt et le bois font pleinement partie du décor et s’illustrent définitivement comme des valeurs historiques, économiques, sociales et culturelles. Il y a ici une vraie « culture de la forêt » et de la ressource bois qui me fascine et me touche. C’est une vérité impalpable qui flotte dans l’air, qui se vit et qui se ressent. C’est bien simple, chez moi, dans la MRC du Granit, on connaît tous au moins une personne qui travaille « dans le bois » et on ne peut circuler d’un village à un autre sans croiser au minimum une vanne de bois en direction d’un des nombreux moulins de la région.
Ne dit-on pas d’ailleurs « vivre dans le bois » lorsque l’on vit en forêt, comme c’est mon cas? J’y vois ici la confirmation et l’illustration de l’importance de la forêt et du bois dans l’histoire et le cœur du peuple québécois. Ici, on vit dans le bois, avec le bois et pour le bois.
Au coeur de l'abondance
S’illustrant d’un côté en tant que refuge biologique essentiel à la survie et à l’épanouissement de la biodiversité, et de l’autre, comme le socle d’une politique économique autour duquel gravite de multiples interve- nants, la forêt peut aussi être perçue comme un lieu de ressourcement et d’enrichissement personnel, un territoire d’exploration sportive et de dépassement de soi, un temple sacré de sagesse ancestrale et spiri- tuelle ou encore un lieu d’évasion et de contemplation. Tout le monde entretient sa propre relation avec la forêt et c’est pourquoi il existe ici, selon moi, encore plus qu’ailleurs une profonde ambivalence quant à son statut. La perception philosophique, psychique et émotionnelle que nous en avons entre très souvent en collision avec les enjeux de pro- duction du milieu forestier, eux-mêmes induits, qu’on le veuille ou non, par les besoins de notre société. Un problème éthique et de biais cognitif que j’ai moi-même incarné dans ma précédente carrière alors que je développais en parallèle, et ce, depuis toujours, un amour profond pour la nature sauvage, libre et transfrontalière.
En tant que designer, architecte d’intérieur et artiste plasticien de métier, le bois a toujours occupé une place prioritaire dans mon cœur et bénéficié d’une mise en valeur particulière. Pourtant, la réalité de la filière bois québécoise est bien différente de celle de la France. Matériau noble, vivant et pérenne, l’utilisation de ce qu’on appelle communément outre-Atlantique le « bois massif » (en opposition aux bois agglomérés et contreplaqués) est perçue comme un privilège, pour ne pas dire un luxe. Un privilège écono- mique, mais aussi d’usage tant la couverture forestière du territoire français est aussi réduite qu’éparse. Une réalité que j’ai pu expérimenter à différentes reprises, aussi bien sur les nombreux chantiers de rénovation que j’ai pu piloter que dans le développement de produits pour l’édi- tion ou encore simplement dans ma pratique de menuiserie et d’ébénisterie amateur. Sans être une denrée rare, le bois massif était devenu un produit de niche réservé uniquement aux conceptions d’exceptions et donc à une caste supérieure de la population.
A contrario, mon ressenti est totalement différent ici et cela vient du fait que le bois pousse en abondance sous ces latitudes, et ce, notamment grâce au travail et au dialogue entre les nombreux intervenants de la filière. Bois d’œuvre, déroulage, sciage, pâte, sculpture, granules, bois mous, bois franc, les options sont diverses. Protégé et valorisé en tant que ressource essentielle, aménagé et entretenu, le bois est aussi prélevé selon un cahier des charges très précis qui tend à préserver le plus possible les sols, les cours d’eau et la régénération. Je pense même pouvoir évoquer que dans ce cadre précis, l’Estrie se positionne à l’avant garde dans l’évolution des mentalités. Notamment grâce à l’engagement de très nombreux propriétaires privés pour une approche durable de la sylviculture et de la foresterie, en participant entre autres au programme de certification « Forest Stewardship Council » (FSC).
Bien sûr, je ne suis pas dupe et je sais aussi qu’il y a eu par le passé des levées de boucliers importantes pour faire de la foresterie au sud de Québec ce qu’elle est aujourd’hui. Je suis aussi bien conscient que tout est encore très loin d’être idéal et que la forêt est ici aussi soumise, dans certains cas, à des impératifs de rendement et de productivité qui dénaturent sa vocation pre- mière, au profit d’une surexploitation. Alors très souvent, comme beaucoup d’intervenants du milieu de la foresterie ou comme simple habitant du territoire québécois, mon cœur vacille et s’échine à trouver l’équilibre dans cette réalité qui est parfois difficile à voir et à admettre. C’est un but d’engagement, je pense; continuer d’accompagner la foresterie vers une évolution saine et respectueuse des besoins de la communauté, mais aussi et surtout, de la forêt dans son ensemble.
En tant qu’être humain conscient de mon environnement, je vois dans la forêt bien plus qu’une ressource durable de production. Je perçois un maillage d’individus interreliés qui s’échangent de l’information pour grandir ensemble et perpétuer une forme de sagesse et de résilience avec tout ce qui vit et pousse dans la nature. En tant que créateur, je vois aussi dans la forêt une res- source essentielle à l’expression de mon art et un moyen d’entrer en relation avec la nature avec toujours plus de sincérité et de transparence. Et en tant que père, je vois dans la forêt une source inépuisable de partage, d’enseignement, d’évasion, d’exploration et de jeu pour nos enfants et les générations futures.
Équilibrer son regard sur la forêt
C’est l’addition de ces multiples données et mon souhait de comprendre chaque jour un peu plus le langage de la forêt, qui m’a poussé à entreprendre un diplôme d’études professionnelles en aménagement forestier. Pour explorer la biodiversité forestière québécoise, connaître les arbres,
les arbustes, les plantes, les fougères et bien plus encore. Pour comprendre la réalité des métiers de la foresterie. Pour en apprendre le plus pos- sible sur les différents milieux, les domaines bioclimatiques, les types de sols, le drainage, la dendrométrie, la sylviculture, la mesure des volumes de bois et j’en passe. Je voulais recréer dans mon esprit le lien entre la forêt et le matériau bois. Je voulais retourner à la racine de cette matière qui me fascine depuis ma plus tendre enfance. Combler ce vide, remonter la filière dans son ensemble afin de pouvoir poser un regard juste et balancé, et pouvoir proposer mes propres solutions en respectant les enjeux et les défis qu’elle traduit.
Il est clair que remonter à la racine du maté- riau bois me confronte à des peurs et à des préju- gés que j’ai pu développer au cours des années. Ceci dit, je ressens au fond de moi que cela me rapproche encore plus de la forêt et de cette nature que j’aime tant. Chaque nouvelle jour- née passée à la parcourir est une opportunité d’en découvrir et d’en apprendre encore plus. Alors que je la parcourais « simplement » avec intuition et le cœur grand ouvert, aujourd’hui, je la parcours avec un regard multiple, le même que celui d’un enfant qui cherche un trésor. Un rameau, un fruit ou un bourgeon peut devenir une source d’émerveillement. Un arbre dont le tronc est droit et clair de nœud fait ressortir en moi le façonneur de bois, tandis qu’un autre à l’allure mystique ou un chicot plein de mousse et de lichen réveille en moi le guetteur, le rêveur et le magicien. Je ne vais pas simplement en forêt chaque jour pour étudier les espèces, évaluer la hauteur d’un arbre ou la surface terrière d’une parcelle. Je vais chaque jour en forêt avec la volonté de m’y ancrer et de m’en imprégner pour ainsi pouvoir mieux la valoriser, la protéger et aussi l’optimiser afin de récolter du bois sain, éthique et respectueux du cycle de vie de la forêt. Car la réalité au travers de tout ça, ne l’oublions pas, c’est que pour pouvoir utiliser et façonner du bois, il faut qu’un arbre pousse durant de très nombreuses années avant d’être in fine abattu, ou coupé selon les sensibilités.
Cueillir ou récolter le bois?
C’est la raison pour laquelle cette question devient à ce stade essentielle pour moi (purement sémantique pour d’autres). Pour ma part, je retrouve dans la cueillette l’idée de prélever avec par- cimonie et sobriété ce qui vit et pousse naturellement tandis que la récolte traduit plus une notion d’exploitation sylvicole, de culture et de semaison. Pour autant, je suis pour le libre choix sans aucune forme de jugement et je reste surtout convaincu que l’un n’empêche pas l’autre, bien au contraire. Car dans les deux cas, il s’agit de prélever du bois. Ceci dit, ça reste pour moi une question intéressante que l’on doit se poser en tant qu’acteur de la foresterie, car elle détermine certes un positionnement philosophique personnel, mais elle en dit, selon moi, très long sur notre relation à la forêt et comment nous interagissions instinctivement avec elle. Par exemple, je dirais qu’en ce qui me concerne, je suis plutôt un cueilleur de bois, car la cueillette m’inspire une forme de quête, une rencontre avec un individu, un moment suspendu. Je ressens la même chose lorsque je suis à la recherche de la feuille d’une espèce en particulier ou d’un rameau. Il y a quelque chose de très intime dans la cueillette et je me surprends à rêver à l’idée de travailler le bois massif d’un arbre qui a été cueilli en pleine conscience.
Ceci étant dit, ce choix profondément personnel, et qui n’engage que moi, n’a absolument rien de péremptoire et j’y verrais même dans le cas contraire une forme d’hypocrisie, car qui me dit que je ne serais pas moi-même amené un jour à produire du bois considérant que je suis un consom- mateur assidu de papier et de panneaux contreplaqués (pour n’évoquer que ces deux industries en particulier) dans le cadre de mes différentes activités et passions. Pour jouir de ces deux produits ligneux, qu’on le veuille ou non, il faut que du bois soit cultivé et récolté dans des volumes qu’il est parfois difficile de se représenter lorsqu’on n’est pas dans le milieu forestier.
En définitive, tout le monde doit pouvoir aménager et vivre sa forêt selon ses valeurs et ses envies à condition qu’elles respectent les enjeux collectifs présents et participent à l’enri- chissement, à l’épanouissement et à la durabilité des espaces forestiers futurs. J’ai d’ailleurs l’impression qu’un des enjeux de la foresterie dans les prochaines années sera d’essayer de faire de la place à de nouvelles visions et à de nouvelles façons de vivre la forêt, afin d’ouvrir le chemin à de nouvelles manières de cultiver et/ou de cueillir le bois. Il y aussi un réel travail de communication à faire pour traduire les vrais enjeux et les défis de la foresterie au Québec, pour parler des innovations et des engagements qui existent, et aussi pour simplement illustrer la passion et l’amour de la nature, de la forêt et du bois de la plupart des travailleurs forestiers.
En ce sens, étudier et entreprendre dans le milieu forestier me permet de trouver petit à petit un équilibre éthique et philosophique dans ma relation personnelle à la forêt, au matériau bois et au monde forestier dans son ensemble. Je ne parle plus simplement d’essences maintenant, je parle de familles, de genres, d’espèces. Je distingue le duramen de l’aubier et du cambium. Je comprends qu’un arbre garde la même écorce toute sa vie. Je comprends aussi qu’un arbre est constitué à 90 % de l’accumulation d’une matière résiduelle et morte : le bois. Je comprends pleinement que le bois pousse grâce à la magie de millions d’années d’évolution qui ont permis de développer la lignine comme un outil d’élévation. Les arbres m’apprennent aussi que ce qui est accepté par consensus n’a que peu d’importance, car l’exception, la différence et la singularité prévalent dans la nature et dans notre monde. Je comprends que les arbres auront jusqu’à la fin de mon existence beaucoup de choses à m’apprendre sur le bois, sur la nature et sur la vie.
Je comprends maintenant que ce voyage pour remonter ou plutôt redescendre à la racine du matériau bois ne fait que commencer et que comme beaucoup de choses dans la vie, ce seront les rencontres qui me feront avancer. Un humain, un cours d’eau, un oiseau, une roche, une feuille, un rameau ou un arbre. Une rencontre, quelle qu’elle soit.