La forêt privée québécoise devra s’armer d’outils pour accroître la capacité d’adaptation des peuplements et faire face aux changements globaux. Dans ce contexte, les propriétaires et aménagistes devront composer avec la vulnérabilité accrue des boisés sensibles. La mise en œuvre de la sylviculture d’adaptation comme outil de résilience soulève son lot de questions, notamment au niveau des perceptions, des défis et des perspectives à anticiper.
Une visite forestière a été tenue en octobre dernier sous le thème de l’adaptation des pratiques sylvicoles dans un contexte de changements globaux. Organisé par l’Agence de mise en valeur des forêts privées des Appalaches en collaboration avec l’Université du Québec en Outaouais et le Centre d’enseignement et de recherche en foresterie de Sainte-Foy (CERFO), l’événement portait sur la visite du dispositif de recherche décennal SylvAdapt et du suivi expérimental de travaux sylvicoles adaptés aux changements climatiques. Cet événement a permis de réunir 47 intervenants du secteur forestier. Parmi ceux-ci se trouvaient des conseillers forestiers, des chercheurs, des universitaires ainsi que des représentants du ministère des Ressources naturelles et des Forêts, des tables de gestion intégrée des ressources et du territoire et des agences régionales de mise en valeur de la forêt privée.
La visite a permis aux participants d’assister à quatre présentations animées par des chercheurs et intervenants forestiers. Le professeur responsable du dispositif, Frédérik Doyon de l’Institut des Sciences de la forêt tempérée de l’Université du Québec en Outaouais, a brossé le portrait de l’expérience et du suivi scientifique qui y est entrepris. Samuel Royer-Tardif, Ph. D., biologiste au CERFO, a animé le second atelier portant sur l’adaptation aux changements climatiques. Gilles Joanisse, Ph. D., biologiste au CERFO, a quant à lui abordé l’analyse de la régénération et de l’herbivorie. Jean-Pierre Faucher, ing.f., et Gabrielle P.-Dastous, M. Sc., biologiste à l’Agence de mise en valeur des forêts privées des Appalaches, y ont présenté les perspectives et défis pour la forêt privée.
Le dispositif visité
Ce dispositif a été implanté entre 2018 et 2021 par le professeur Frédérik Doyon de l’Institut des Sciences de la forêt tempérée de l’Université du Québec en Outaouais. Il y étudie la mise en œuvre opérationnelle de la sylviculture d’adaptation avec une approche basée sur l’analyse de la capacité d’adaptation fonctionnelle. Dans la région des Appalaches, 11 sites ont été établis en plus des 15 sites installés dans le Centre-du-Québec. Chaque site est composé de trois zones qui ont été traitées pour viser une surface terrière résiduelle respectivement de 20 m2/ha, 12 m2/ha et 6 m2/ha accompagnées d’une zone témoin. La modulation de la capacité d’adaptation dans le dispositif y est testée par l’application de deux stratégies distinctes, soit la rétention de la diversité et la valorisation des espèces championnes par le retrait des essences vulnérables au profit de celles présentant une bonne capacité d’adaptation.
*Pour plus de détails concernant le dispositif expérimental, veuillez vous référer à l’article paru aux pages 28 et 29 du Progrès Forestier de l’été 2021 (no 238). Pour des précisions sur la méthode diagnostique et la présentation de résultats préliminaires issus du projet, consultez l’article des pages 12 à 15 de l’édition printanière 2022 (no 241) du même périodique.
Or, ces deux stratégies, déployées pour accroître la capacité d’adaptation de peuplements vulnérables aux conditions climatiques projetées, peuvent poser des défis d’application. La valorisation de la diversité dans un massif forestier permet de réduire le risque en préservant les attributs de la diversité spécifique, structurale et fonctionnelle. La planification des interventions sylvicoles doit alors considérer le maintien de la diversité en espèces, en traits fonctionnels* et prévoir le prélèvement pour favoriser une structure inéquienne du boisé. Ce faisant, elle peut se retrouver à complexifier la sélection des tiges et entraîner une hausse du nombre d’essences récoltées afin d’atteindre les cibles de prélèvement. Face aux incertitudes des impacts des changements globaux sur un peuplement, cette police d’assurance permet néanmoins de répartir le risque de mésadaptation et de dépérissement sur l’ensemble des essences. La valorisation des espèces championnes permet quant à elle de diminuer le risque de mésadaptation en augmentant la proportion des espèces les moins vulnérables dans le peuplement au détriment des autres. Elle peut se traduire par la sélection positive des tiges en fonction des traits fonctionnels présentant une bonne résistance et/ou résilience face aux changements globaux ou encore par une sélection négative des essences plus vulnérables et exposées aux conditions portant atteinte à leur performance. Bien qu’un travail scientifique colossal soit entrepris pour modéliser les effets anticipés des changements globaux sur la sensibilité et le niveau d’exposition des peuplements à ces ceux-ci, le risque de miser sur les mauvaises espèces demeure réel. En effet, des incertitudes subsistent quant à la capacité d’adaptation réelle qu’auront les essences sélectionnées par rapport aux modèles et projections climatiques. La priorité de récolte prévue à la prescription influençant les opérations et les tiges prélevées, il importe de se questionner sur les produits du bois qui seront générés par le déploiement de cette stratégie à l’égard des besoins de l’industrie forestière et des consommateurs.
Un sondage qualitatif
Nous avons profité du rassemblement de professionnels œuvrant en foresterie dans plusieurs régions pour mener un sondage qualitatif sur les perceptions, défis et perspectives à la mise en œuvre de la sylviculture d’adaptation comme outil supplémentaire à l’aménagement écosystémique permettant de considérer les changements climatiques lors de la planification des opérations sylvicoles. Parmi les participants, nous avons recueilli les commentaires de 36 intervenants et professionnels, dont 17 conseillers forestiers et 10 employés du gouvernement provincial. Les secteurs de la recherche, les agences forestières et les autres secteurs étaient respectivement représentés par 3 répondants. Les résultats du sondage ont été colligés et analysés par codage thématique, soit par le regroupement des réponses en catégories afin de dégager les tendances décrites ci-dessous.
Tous les intervenants présents ont indiqué être prêts à voir des changements dans le secteur forestier de la forêt privée.
Au sujet de la stratégie semblant la plus adaptée au contexte de la forêt privée, près de la moitié des intervenants ont privilégié des stratégies de rétention de la biodiversité et 20 % d’entre eux n’ont pas noté de préférence entre les deux stratégies présentées. La rétention de beaux semenciers d’essences régionalement en déclin, la valorisation de la régénération naturelle à la suite des opérations sylvicoles et la conservation de secteurs non traités peuvent perpétuer la diversité compositionnelle, structurale et fonctionnelle tout en limitant les défis opérationnels. Quand les caractéristiques du peuplement initial le permettent, les interventions améliorant les attributs de biodiversité et de régénération contribuent à renforcer sa résilience. Cette dernière permet alors d’accroître sa capacité à maintenir les processus écologiques clés à sa survie par l’expression de traits fonctionnels complexes. Selon les répondants du sondage, la stratégie de rétention des espèces championnes serait un peu moins adaptée au contexte de la forêt privée. Ce résultat est certainement influencé par les espèces championnes identifiées régionalement et par les produits du bois qui en découlent.
Freins et perspectives d’innovation
Nous avons ensuite demandé aux intervenants d’identifier les principaux freins à la mise en œuvre de la sylviculture d’adaptation. Un obstacle d’origine financière a été nommé par 58 % des répondants, dont la rentabilité des opérations sylvicoles, le contexte économique à court terme, le support technique et financier, la mise en marché des produits générés, et la réadaptation de l’industrie forestière. Parmi les autres freins recensés, notons le cadre normatif, l’incertitude reliée aux scénarios climatiques et à la gestion du risque, l’acceptabilité sociale ainsi que les secteurs politiques et industriels.
L’acceptabilité sociale et les orientations des propriétaires m’apparaissent comme des éléments clés, puisque ces derniers se retrouvent au cœur des décisions relatives aux aménagements réalisés sur leur lot boisé. D’ailleurs, plus de 40 % des conseillers forestiers ont noté que la plupart des propriétaires ne souhaiteraient pas considérer les changements globaux dans leurs aménagements et 30 % ont modulé leur réponse indiquant que ceux-ci seraient plus ou moins prêts à voir des changements au niveau des interventions sylvicoles. En outre, il semble que les efforts d’acquisition et de transfert de connaissances permettraient de sensibiliser les acteurs de la forêt, dont les propriétaires de lots boisés, leur conseiller forestier et les gestionnaires. Les formations, séances d’information, vitrines de démonstration, outils de sensibilisation et de vulgarisation, et campagnes publicitaires ont été cités pour pallier le manque de connaissances. Le développement d’outils techniques pourrait aussi faciliter la mise en œuvre de la sylviculture d’adaptation selon les répondants, notamment à travers des outils de prise de données guidant le choix de sélection des essences et des traitements à privilégier, des guides simplifiés, des clés décisionnelles, des logiciels d’évaluation de scénarios sylvicoles et d’autres outils technologiques ou cartographiques. Le maillage avec l’industrie forestière apparaît nécessaire et a été relevé à plusieurs reprises dans les discussions entre les participants de la visite forestière. Une concertation entre les acteurs du secteur forestier devra ainsi être entreprise pour assurer une cohérence entre les orientations des propriétaires, les interventions sylvicoles, les produits du bois générés et les besoins de l’industrie forestière et des consommateurs. Enfin, le déploiement d’incitatifs financiers a été invoqué pour promouvoir la sylviculture d’adaptation en forêt privée auprès des différents acteurs.
Le rassemblement des intervenants forestiers lors de cette visite forestière sur les changements climatiques a généré des réflexions fort positives. La sylviculture d’adaptation pourrait être un outil supplémentaire à l’aménagement écosystémique pour accroître la résilience ou la résistance d’un peuplement aux changements globaux par les professionnels. Elle s’entreprend par des scénarios adaptés, où la sélection des tiges est ajustée par la gestion du risque de mésadaptation ou de dépérissement des essences selon les conditions climatiques projetées et les caractéristiques du site. Les intervenants du secteur forestier sont unanimes. Ils sont prêts à voir des changements s’opérer au sein de la forêt privée pour moduler l’effet des changements globaux. Pour amorcer ce travail, nous devrions miser nos efforts sur les stations qui seront les plus exposées à des conditions délétères et où les peuplements seront les plus sensibles. C’est en modifiant graduellement les pratiques pour viser l’adaptation, principalement à travers de petits changements permettant de réduire la vulnérabilité et avec une multiplication des initiatives valorisant l’innovation que nous pourrons nous-mêmes nous adapter aux conditions climatiques changeantes.
Remerciements
Nous remercions les participants à la visite forestière pour les discussions et riches échanges. La réalisation de ce projet a impliqué, et continue de mobiliser de nombreux partenaires. Notons l’engagement des Agences forestières (Agence forestière des Bois-Franc et Agence de mise en valeur des forêts privées des Appalaches) dans la recherche de sites, le contact avec les propriétaires, la planification, la coordination et la mise en œuvre des travaux. La participation des propriétaires de lots boisés ainsi que des MRC de Drummond et de Bécancour a permis l’installation du dispositif de recherche sur les lots forestiers. Les conseillers forestiers (Groupement forestier Arthabaska-Drummond, LaForêt, coopérative de services forestiers et Groupement forestier de Bellechasse-Lévis) ont exécuté avec rigueur les travaux sylvicoles du dispositif expérimental. Soulignons également le soutien financier d’Ouranos, de Mitacs, du Conseil de la recherche en sciences naturelles et génie du Canada, d’Environnement et Changement climatique Canada et du Programme d’aménagement durable des forêts pour une intervention à caractère suprarégionale à divers volets scientifiques et opérationnels au programme de recherche en sylviculture d’adaptation de l’Institut des Sciences de la forêt tempérée.
En savoir plus
Veuillez vous référer au site Internet de l’Agence au www.amvap.ca ou communiquez avec Gabrielle P.-Dastous ou par courriel : gabrielle.prefontaine-dastous@amvap.ca