Afin de fournir un outil d’aide à la décision aux instances de gestion territoriale, l’Université du Québec en Outaouais (UQO), l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), le Gouvernement de la Nation Crie et le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs mènent un projet de recherche visant à colliger les valeurs autochtones à l’aide de différentes méthodes combinant les arts et la science.
L’utilisation durable des ressources forestières nécessite d’équilibrer des priorités écologiques, sociales, culturelles et économiques. Or, les Autochtones ont été mis à l’écart plus d’une fois de la gestion territoriale au Québec et au Canada.
La création d’aires protégées, par exemple, a historiquement engendré diverses pertes et violences à l’encontre des Autochtones : absence de consultation, négation de leur présence sur le territoire, perte de droits, titres et privilèges, ainsi que déplacements forcés de communautés entières. Les Autochtones devraient faire partie intégrante des processus décisionnels en gestion territoriale. Pour ce faire, des outils doivent être développés pour communiquer adéquatement leur vision du territoire aux autres parties prenantes. L’association des arts et de la science pourrait être une solution intéressante à cet égard.
LIEN AU TERRITOIRE
Les Autochtones ont une vision holistique du territoire, c’est-à-dire que les éléments qui le composent sont interconnectés dans un tout indivisible. Le lien des Autochtones au territoire inclut des dimensions politiques, écologiques, spirituelles, culturelles, économiques et sociales. L’identité autochtone prend ainsi racine dans un lien d’interdépendance au territoire et divers bienfaits découlent de cette relation, tels que la santé mentale et physique. Le territoire représente aussi un lieu intergénérationnel pour les communautés, car il accueille la pratique d’activités culturelles qui favorisent la conservation des liens et la transmission de savoirs.
Les savoirs autochtones s’enrichissent continuellement et sont mis à jour constamment dans le cadre du processus de transmission intergénérationnelle. Ces savoirs portent sur un ensemble de valeurs tangibles et intangibles. Les valeurs tangibles peuvent être associées aux éléments matériels du territoire comme l’eau, les plantes et les animaux, dont l’approvisionnement sert à la fois à la subsistance et au maintien de la culture. Les valeurs intangibles, pour leur part, relèvent des entités et qualités immatérielles du territoire, soit : la morale, l’esthétique, l’enseignement, la spiritualité, etc. Les outils servant à communiquer la vision autochtone du territoire aux autres parties prenantes doivent ainsi permettre le partage adéquat des savoirs, des valeurs et des intérêts des communautés.
AVANTAGES DES SAVOIRS AUTOCHTONES EN GESTION TERRITORIALE
Évaluations environnementales plus exhaustives et rigoureuses
Les savoirs autochtones permettent une meilleure précision spatiale (à échelle plus fine et sur de plus grands territoires que les inventaires basés sur des placettes-échantillons) et temporelle (sur une base annuelle et durant toutes les saisons).
Inventaires plus précis
Les inventaires autochtones permettent souvent de relever un plus grand nombre d’espèces que les relevés scientifiques conventionnels, notamment par l’inclusion d’espèces rares ou sans valeur économique.
Reconnaissance des interactions
Les espèces animales et végétales interagissent. Les savoirs autochtones permettent de mieux comprendre leurs apports nutritionnels et fonctionnels, mais aussi leur rôle au sein des écosystèmes.
Propositions durables pour les coupes forestières
Les savoirs autochtones orientent l’exploitation forestière vers des coupes plus petites, souvent partielles, qui incluent des îlots résiduels et de la connectivité.
Mise en valeur des produits forestiers non ligneux
Les savoirs autochtones concernent toutes les ressources forestières et permettent de mettre en valeur les peuplements sans nécessairement les couper.
Suivi des espèces considérées « nuisibles »
Les savoirs autochtones peuvent aider à l’élaboration d’une gestion préventive et durable des espèces dites « nuisibles » comme les espèces exotiques envahissantes ou certaines espèces comme le castor, qui peuvent endommager les infrastructures humaines.
CAS DU BASSIN VERSANT DE LA RIVIÈRE BROADBACK
Le bassin versant boréal méridional de la rivière Broadback est situé au sud-est du territoire municipal d’Eeyou Istchee Baie-James, dans la région administrative du Nord-du-Québec. Il se déploie sur 20 800 km2 et la rivière coule sur 450 km entre sa source, le lac Frotet et la baie de Rupert, dans la baie James. Le bassin versant de la rivière Broadback est fréquenté par une faune abondante, dont le caribou forestier. Ce secteur est riche de l’histoire, de la culture et du patrimoine de plusieurs communautés cries. Il inclut notamment certains terrains de trappe des communautés de Mistissini, d’Oujé-Bougoumou, de Waswanipi, de Nemaska et de Waskaganish. Les forêts du bassin versant de la Broadback sont convoitées par l’industrie forestière. Par exemple, des 62 terrains de trappe des familles cries de Waswanipi, seule une poignée n’a pas encore fait l’objet de coupes. Or, le territoire de la Broadback est encadré par près de 80 ententes et conventions signées entre les gouvernements fédéral, provincial et la Nation crie.
COMMENT FAIRE POUR INTÉGRER LES VALEURS AUTOCHTONES
Il est important de considérer autant les valeurs autochtones tangibles et intangibles dans l’élaboration de plans d’aménagement et de conservation du territoire. Certains outils collaboratifs couramment utilisés par les Allochtones dans la création d’aires protégées, tels que la cartographie participative, ne sont pas toujours appropriés aux contextes autochtones. Bien que la cartographie représente un excellent moyen d’identifier et de caractériser les valeurs du territoire afin de mieux orienter la prise de décision, cet outil n’est pas toujours culturellement adéquat afin de communiquer les informations pertinentes pour la gestion du territoire (ex. : échelle inappropriée, oublis, valeurs complexes, etc.). Certaines cartes peuvent aussi mettre en valeur les mauvais éléments (ex. utilisation contre-intuitive des couleurs, toponymie inadéquate, etc.). Afin d’intégrer les valeurs à la gestion du territoire de la Broadback, les méthodes basées sur les arts peuvent permettre d’identifier et d’évaluer adéquatement les valeurs tangibles et intangibles des communautés cries et de révéler leurs contributions au bien-être.
CARTOGRAPHIE PARTICIPATIVE BASÉE SUR LES ARTS
Les arts et la science sont souvent abordés de façon distincte. Les projets alliant ces deux domaines sont encore marginaux alors qu’un aspect primordial à leur pratique relie ceux-ci : la créativité. Les arts permettent de communiquer des notions complexes d’écologie et révèlent parfois un engagement plus profond envers l’environnement. L’arrimage des arts et de la science peut améliorer les processus de recherche collaborative. Les arts permettent ainsi de diversifier, d’approfondir des sujets peu abordés et de préciser la nature des réponses obtenues lors des ateliers de consultation. En plus d’être ludique, l’intégration des arts en recherche favorise le maintien de l’identité des communautés autochtones.
En ce qui concerne la gestion territoriale, les méthodes basées sur les arts permettent de couvrir de multiples valeurs qui ne peuvent pas toujours s’exprimer par des mots et qui ne correspondent pas toujours à des lieux précis. Ces méthodes facilitent également la communication des connaissances tacites, soit les connaissances sous-entendues, qui ne sont pas formellement exprimées. Les méthodes basées sur les arts permettent aussi de dévoiler les émotions liées à l’utilisation de certains lieux. Des ateliers de discussions utilisant des images ainsi que des jeux par le dessin, par exemple, peuvent aider à mieux rendre compte de la complexité du lien au territoire. La cartographie participative basée sur les arts permet de faire ressortir l’importance relative des aspects du territoire et des lieux.
Pour l’étude de cas de la Broadback, des ateliers seront réalisés en utilisant différentes méthodes basées sur les arts. Des cercles de partage seront d’abord réalisés afin de dégager les valeurs des communautés cries associées au territoire. L’utilisation d’images incitera les personnes participantes à discuter de certaines thématiques. Des cartes du territoire de la Broadback seront ensuite mises à la disposition des membres des communautés afin de dessiner, peindre, faire du collage et même bricoler. Enfin, un atelier de consolidation par le jeu sera mené avec des personnes clés du milieu qui seront nommées par les communautés en raison de leurs responsabilités professionnelles ou parce qu’elles détiennent des connaissances personnelles reconnues par leurs pairs dans le domaine de la conservation et de l’aménagement du territoire. Les méthodes dites de « jeux sérieux » sont de plus en plus utilisées dans des contextes similaires et permettront ici de consolider les éléments dégagés des cercles de partage.
En conclusion, les méthodes combinant les arts et la science représentent une alternative pertinente pour l’identification et la caractérisation des valeurs autochtones du territoire. Ces méthodes pourraient permettre l’implantation d’aires protégées culturellement pertinentes favorisant la poursuite d’activités culturelles sur le territoire.
En savoir plus
Afin d’échanger au sujet des arts et de la science en contexte autochtone, n’hésitez pas à contacter Kloé Chagnon-Taillon à l’adresse : kloe.chagnon-taillon@uqat.ca