Le froid, cette ombre qui s’impose sur les contrées nordiques ne cessera de fasciner. Les flocons, le givre et le vrombissement du vent, l’hiver porte son lot de charmes et sa pincée de désarroi. Pour cultiver des arbres sous nos latitudes, on doit résolument accorder une importance capitale à son souffle glacial, car parmi tous les facteurs écologiques, la froideur de l’hiver reste un déterminant majeur de la distribution des plantes sur la surface du globe. Vous trouverez dans cet article un résumé de mon expérience sur la culture des arbres en dehors de leur zone naturelle de distribution.
L’Aire de distribution des espèces
Tout d’abord, admettre qu’une région est froide consiste nécessairement à la comparer à une autre. Je me souviens d’une visite à la forêt Montmorency. En discutant avec l’un des étudiants au baccalauréat en sciences forestières, j’avais eu droit à une anecdote qui m’avait surpris. Ce dernier était originaire de la Côte-Nord. Sa famille avait toujours travaillé en forêt et il avait été lui-même bûcheron pendant une dizaine d’années avant de se lancer au baccalauréat.
Lors de son premier été à l’Université, il a commencé à regarder la forêt différemment (l’école possède la merveilleuse qualité de changer notre regard). Dans une petite vallée au fond de son terrain, il a trouvé une espèce qui lui était inconnue. Quelques individus prospéraient adossés à une paroi rocheuse sur un site bien drainé et ayant une bonne exposition au sud. Après quelques recherches, il a identifié l’espèce en question : un érable à sucre. Cela m’avait surpris, car je ne peux pas passer une journée sans en voir.
J’habite en Estrie. S’il ne le reconnaissait pas, c’est forcément qu’ils sont très rares dans sa région. Un microclimat favorable avait permis à quelques individus de prospérer. À l’inverse, j’ai visité un lot forestier à Saint-Anicet, dans le sud-ouest de Montréal, où le propriétaire m’a montré avec beaucoup de fierté son terrain et les différents travaux réalisés. Il a terminé sa tournée par un arbre bien spécial pour lui, le seul de cette espèce poussant sur sa propriété et qu’il avait dégagé avec soins… un sapin. Les caryers cordiformes et les frênes épineux abondaient sur la propriété, mais les bons vieux sapins manquaient un peu de froid et avaient de la difficulté à être compétitifs face aux autres espèces.
L’aire naturelle de distribution ne représente pas une limite infranchissable; les arbres peuvent vivre en dehors de cette zone. Avant de tenter une plantation audacieuse d’arbres hors de leur aire naturelle de distribution, il convient d’analyser son terrain adéquatement afin d’y situer les meilleures conditions de croissance. Il faut chercher des sites bien drainés, à l’abri du vent, avec idéalement un humus de type mull et avec, si possible, une pente orientée au sud. Bref, plus les conditions sont bonnes, plus vous pourrez planter des arbres qui ne se trouvent pas naturellement dans votre région.
Mes sites expérimentaux
Avec cela en tête, j’ai tenté la culture de plusieurs essences forestières sur mon terrain à Ascot Corner tout en effectuant des expériences similaires à Lac-Mégantic. Mon terrain forestier d’Ascot Corner est une plaine argileuse située à environ 200 m d’altitude. Le terrain de Lac-Mégantic est celui du Centre de formation professionnelle (CFP) Le Granit où j’y enseigne la formation en aménagement de la forêt. Il s’agit d’un ancien champ agricole où le drainage est légèrement meilleur (bon égouttement) et où l’altitude moyenne est de 450 m.
J’ai choisi d’essayer des espèces pour lesquelles j’ai déjà observé des exemples comparables réussis en Montérégie. Je précise aussi d’entrée de jeu que je ne cherche pas à faire pousser des espèces exotiques ayant un potentiel envahissant, mais plutôt à faire danser quelques gènes (les changer de région légèrement) par la plantation d’espèces déjà présentes dans le sud du Québec ou le nord de la Nouvelle-Angleterre. Quelques arbres exotiques peuvent être ajoutés si leurs avantages sont considérables, comme la production de noix sous nos latitudes. Cependant, je m’approvisionne auprès de pépiniéristes québécois afin de ne pas apporter de maladies ou d’insectes par inadvertance.
Mes résultats et observations
Noyers, chênes et caryers
Les arbres ayant bien performé dans les deux sites sont les noyers cendrés, les noyers noirs, les chênes à gros fruits et les chênes rouges. À Lac-Mégantic, les chênes blancs, les chênes bicolores et les chênes à gros fruits prospèrent très bien à l’orée du bois. Les caryers cordiformes poussent aussi aux deux endroits, mais ils affichent quelques carences minérales à Lac-Mégantic; le sol y est moins riche. Cette carence se manifeste par une décoloration du feuillage durant l’été. J’ajoute du compost et de l’émulsion de poisson à titre de fertilisation foliaire pour compenser. Sans ces petits soins, les arbres seraient stressés et risqueraient de ne pas survivre aux rigueurs de l’hiver.
Noyer de cœur
J’ai tenté de planter des noyers de cœur (Juglans ailantifolia). Ces arbres à noix sont plus résistants au chancre du noyer cendré, une maladie très virulente qui décime des populations complètes de noyer dont plusieurs dizaines de noyers cendrés présents chez mes voisins. Lors des deux premières années, la croissance a été excellente sur les deux sites, mais j’ai rapidement vu la contrainte du froid s’imposer. À Ascot Corner, lors du gel tardif de juin 2021, les pousses annuelles des arbres situés en plein champ ont gelé contrairement à celles des arbres situés en bordure de forêt. À Lac-Mégantic, les noyers de cœur ont bien vécu leur printemps 2021. Il faut dire qu’ils avaient à peine commencé à débourrer. Ironiquement, c’est le climat plus froid qui les a épargnés du gel tardif. Un deuxième facteur de protection a influencé les arbres de Lac-Mégantic. Ceux-ci poussent sur une bande entre des arbres matures. Les arbres avoisinants offrent donc une certaine protection thermique.
Mûrier blanc
Les mûriers blancs (Morus alba) sont fidèles à leur coutume tant à Ascot Corner qu’à Lac-Mégantic. C’est-à-dire que l’extrémité des pousses annuelles meurt par le froid, mais la croissance des tiges est tellement vigoureuse que les arbres se portent bien et donnent tout de même de beaux fruits.
Gainier du Canada
À Ascot Corner, j’ai planté deux gainiers du Canada (Cercis canadensis) en 2016. L’un d’eux a survécu quatre ans sans soins particuliers alors qu’il était à l’abri du vent et bien exposé à la lumière, mais il est mort brouté par un lièvre. Il faut avouer que je l’ai peu entretenu. L’arbre avait eu une si fiable croissance que quelques bouchées ont suffi à l’anéantir.
Châtaignier d’Amérique
À Ascot Corner, j’ai planté un châtaignier d’Amérique sur un site bien drainé suite à une préparation de terrain adéquate. Il a survécu quatre ans puis le gel l’a éliminé. J’ai aussi essayé des châtaigniers hybrides (Castanea dendata x mollisima) qui sont considérés comme plus rustiques. Malheureusement, ils n’ont pas survécu à leur premier hiver. Le site choisi avait un drainage moins bon et la préparation de terrain effectué était déficiente. Il faut dire qu’à mes débuts, j’avais une approche qui consistait à planter et à m’en aller. Aujourd’hui, j’ai appris que pour cultiver des arbres à la limite de leur rusticité, il faut leur donner tous les soins nécessaires.
Micocoulier occidental
Dans le stationnement de l’épicerie Métro à Lac-Mégantic, quelques micocouliers se portent bien malgré la forte exposition aux vents glacials. Quelques pousses ont gelé par le passé, mais cela n’incommode que très peu la croissance des arbres. Le micocoulier croît naturellement aux alentours du grand Montréal et sur quelques îles du Saint-Laurent. Lac-Mégantic est tout de même très loin de son aire naturelle de distribution, d’autant plus qu’un vaste stationnement ne protège pas beaucoup des grands froids.
Mes conclusions et nouvelles stratégies
En résumé, il est possible de planter de nombreuses d’espèces à condition de bien choisir le site. Optez pour un endroit qui offre un drainage idéal pour l’espèce visée, un lieu à l’abri du vent rude de l’hiver et une bonne exposition au sud. Je rajouterais même qu’un faible ombrage est salutaire. Sans excès, une très légère ombre offre une petite protection thermique. Pour cette raison, j’élague désormais les arbres adjacents à mes plantations de façon progressive afin que mes petits protégés croissent. Les résultats augurent d’ailleurs très bien.
Désormais, je débroussaille mes sites destinés à la plantation de feuillus une fois ou deux en guise de préparation de terrain, et ce, selon la nature de la végétation compétitrice. Ensuite, j’ajoute un bon compost maison (un compost vivant) sur lequel je dépose un carton d’environ un mètre carré que je maintiens au sol avec des branches. Un an d’occultation permet d’éliminer la compétition herbacée avant la plantation et cela donne le temps au sol de commencer à s’améliorer.
Avant de planter mon arbre soigneusement, je défais les racines compétitrices avec une pelle ronde et j’ameublis le sol. Ensuite, je m’assure que l’arbre ait suffisamment d’eau tout au long de son premier été. Réduire les stress au maximum permet à l’arbre de croître à son plein potentiel et de bien lignifier ses tissus, ce qui aide à passer au travers des longs hivers québécois. Je surveille religieusement leur évolution. Par exemple, voyez ci-dessous un petit noyer de cœur ayant bien aoûté cet été. Ces observations me permettent d’intervenir au besoin.
Exemple de protection thermique
Pour illustrer l’effet de la protection thermique offerte aux arbres, voici un exemple tout autre : les cultures de champignon sur rondins développées au CFP Le Granit. Le couvert d’épinettes a protégé les fructifications des gels d’octobre ce qui a permis aux étudiants et moi-même de récolter des pleurotes comme en témoigne le rondin de sorbier ci-dessous.
En sommes, l’aire naturelle de distribution d’une espèce ne représente pas une limite infranchissable. Parfois, la présence d’une population isolée s’explique par les changements climatiques depuis le retrait des glaciers, mais l’histoire humaine ne doit pas être sous-estimée. Depuis les tous débuts, les humains cherchent à façonner leur environnement naturel immédiat. Nous ne faisons pas exception. Les quelques caryers ovales qui prospèrent le long de la rivière Saint-François face à l’Université Bishops de Lennoxville semblent être un legs autochtone. La qualité du site leur a certainement permis de bien vivre et de se reproduire. Les occurrences de podophylle pelté dans la région de Montréal semblent aussi être un legs autochtone.
Je termine en vous parlant d’une plantation feuillue établie depuis une quinzaine d’années dans la forêt-école du CFP Le Granit sur un versant froid des montagnes de Frontenac. Les chênes rouges, les frênes d’Amérique et les érables à sucre y prospèrent à merveille. Ce qui m’a surpris, c’est que même les chênes à gros fruits s’en tirent aussi bien. Ils affichent la moitié du rendement des chênes rouges (ce qui n’est pas une surprise en soi), mais ils sont tout de même très beaux. La présence de cette centaine de chênes ensemencera la zone pendant des décennies et si les conditions de cette vallée s’avèrent propices, le futur de la forêt changera. Depuis le retrait des glaciers, la lente migration des espèces vers le nord suit son cours. Nous contribuons à cette lente marche en repoussant un peu plus loin la mosaïque des espèces.
En savoir plus
Sur les formations en aménagement : www.legranit.cshc.qc.ca