Les communautés biotiques sont de plus en plus exposées aux changements climatiques ainsi qu’aux stress et perturbations qui y sont associés. Une solution d’adaptation fréquemment évoquée est d’accroître leur biodiversité pour favoriser la résilience. Pour ce faire, une approche est de sélectionner les espèces en se basant sur leurs traits fonctionnels. Ces traits permettent d’anticiper une variété de réponses que devraient avoir différentes espèces face aux stress et aux perturbations.
Qu’est qu’un trait fonctionnel?
Il existe plusieurs définitions des traits fonctionnels. De manière générale, ils représentent des traits morphologiques, physiologiques ou phénologiques mesurables à l’échelle de l’individu et qui ont des impacts sur sa performance individuelle, soit sa croissance, sa reproduction et sa survie. À titre d’exemples, on peut nommer la surface foliaire, la densité du bois, le poids des graines ou le mode de dispersion. Il faut ajouter que les réponses des individus vont à leur tour influencer celles des populations, des écosystèmes dans lesquels ils vivent et des services écosystémiques rendus. C’est ainsi que le concept de trait fonctionnel s’applique à la fois aux réponses variées des individus face à différents facteurs environnementaux (trait de réponse) et aux effets potentiels de ces individus sur les services écosystémiques rendus par l’environnement qui les entoure (trait d’effet). En d’autres mots, les différentes conditions environnementales agissent comme des filtres triant les espèces en fonction de leurs traits de réponse et créant une structure fonctionnelle dont les traits d’effet influencent les propriétés de l’écosystème.
Traits fonctionnels et réponse aux changements climatiques
Dans un contexte où l’on vise à adapter nos milieux naturels aux effets des changements climatiques, les traits fonctionnels peuvent être utilisés pour déterminer quelles espèces ont les meilleures performances écologiques ou les meilleures tolérances face aux nouvelles conditions qui sont anticipées. C’est pourquoi certaines initiatives tentent de classer les végétaux en fonction des traits qui leur confèrent une résistance ou une sensibilité. Par exemple, parmi les traits conférant une résistance à la sécheresse, on note l’efficacité d’utilisation de l’eau, la profondeur d’enracinement (qui permet un accès à de plus grandes réserves d’eau) et la résistance du xylème aux embolies. D’autres traits participent à la résilience des espèces face à différentes perturbations (incendies, vents violents, sécheresses, etc.) comme la production et la viabilité des graines, le poids des graines (qui influence leur dispersion), la structure et la densité du bois, l’épaisseur de l’écorce ou la capacité de repousser à partir du système racinaire (reproduction végétative par drageonnement, rejets de souche…). D’un autre côté, certains traits peuvent influencer la capacité d’adaptation des espèces, qui se définit comme l’acclimatation, l’ajustement ou l’évolution de celles-ci lorsqu’elles font face à de nouvelles conditions environnementales. Les traits fonctionnels peuvent également être utilisés comme indicateurs de la capacité d’adaptation des espèces.
Bien que certaines espèces se démarquent quant à leur sensibilité ou leur capacité d’adaptation, il est souvent difficile de classer de manière cohérente toutes les espèces étudiées selon une multitude de composantes en raison d’un manque de données pour certains traits ou certaines espèces ou encore en raison de la difficulté à comparer les valeurs de certains traits entre les espèces.
Diversité fonctionnelle et résilience
Les traits fonctionnels sont également utilisés afin de mieux caractériser et représenter la diversité biologique. Dans ce cas, on utilise le terme de diversité fonctionnelle. Celle-ci peut se mesurer directement sur les valeurs de traits fonctionnels à l’aide de statistiques multivariées. Toutefois, une approche plus facile à vulgariser et à appliquer concrètement est de définir des groupes fonctionnels, soit des groupes d’espèces possédant des traits fonctionnels similaires (figure 1). De cette façon, on peut représenter la diversité non seulement d’un point de vue des espèces (diversité spécifique), mais aussi selon les traits fonctionnels de ces espèces (diversité fonctionnelle). Lorsqu’une communauté contient plusieurs espèces appartenant au même groupe fonctionnel, on parle de redondance fonctionnelle, puisqu’on peut s’attendre à ce que ces espèces aient des performances comparables ou fournissent des services écosystémiques similaires. Lorsqu’une communauté possède à la fois une forte redondance fonctionnelle et une forte diversité fonctionnelle, elle bénéficie généralement d’un large éventail de réponses face aux changements pouvant survenir dans son environnement et donc une plus grande résilience.
La figure 2 expose de manière simplifiée les concepts de diversité et de redondance fonctionnelle en utilisant deux groupes fonctionnels, les angiospermes et les gymnospermes. La situation A présente une diversité fonctionnelle basée sur deux groupes possédant des traits fonctionnels très différents (les feuillus et les conifères). Toutefois, la redondance y est faible, car chaque groupe n’est représenté que par une espèce. Dans l’éventualité d’un événement causant la mort d’une des deux espèces, il y aurait donc une perte importante de diversité fonctionnelle. Dans la situation B, pour un niveau similaire de diversité fonctionnelle (les deux mêmes groupes), la plus grande redondance (le plus grand nombre d’espèces de feuillus et de conifères) fait en sorte qu’en cas de disparition d’une espèce, les traits fonctionnels et les fonctions propres aux feuillus et aux conifères devraient demeurer dans l’écosystème, contribuant à la stabilité de ce dernier.
Il est possible de transposer ces éléments théoriques dans les pratiques d’aménagements des forêts ou les activités de verdissement. Des groupes fonctionnels variés peuvent en effet être formés en regroupant une variété d’espèces détenant des traits ou des susceptibilités similaires. Il est ainsi plus facile de faire des choix garantissant une diversité optimale parmi des groupes préformés en fonction des milieux dans lesquels on intervient. Ces groupes ayant des stratégies de croissance et d’adaptation différentes permettront aux écosystèmes, dans leur globalité, d’être plus résilients et de faire face à une plus grande variété de stress ou de perturbations. Il est donc préférable de miser sur la présence d’une multiplicité d’espèces couvrant le plus de groupes fonctionnels différents possible, et ce, dans des proportions relativement égales et avec une certaine redondance.
Différents outils pratiques utilisant les groupes fonctionnels sont également disponibles aux praticiens et praticiennes. Afin d’orienter les efforts de reboisement en milieu urbain, un guide de reboisement divisant les espèces par groupes fonctionnels a par exemple été créé et est disponible en ligne au www.arbresurbains.uqam.ca/fr/guidereboisement/guide.php (Figure 1).
L’approche par groupes fonctionnels est cependant critiquée par certains puisqu’elle « dilue » les caractéristiques de différentes espèces dans un ensemble qui n’est pas toujours aussi homogène qu’on le prétend. Certains experts ajoutent également qu’en mettant une valeur précise pour un trait donné d’une espèce, la variation intraspécifique est perdue. Cette dernière joue pourtant un rôle considérable dans l’adaptation des espèces et la diversité biologique. Pour limiter ces enjeux, il est donc essentiel, lors de l’utilisation de groupes fonctionnels, de garder en mémoire quels traits et quelles espèces ont été considérés pour le classement des espèces et tout en considérant qu’il s’agit d’une simplification de la réalité.
Comment le CERFO mobilise-t-il ces concepts dans divers projets?
Dans certains de ses projets, le CERFO utilise les traits fonctionnels comme outil de sélection d’espèces pour assurer les fonctions ciblées des aménagements et leur résilience. Dans le cadre d’un projet traitant de la pollution en milieu urbain et réalisé en étroite collaboration avec le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, l’analyse par traits fonctionnels a été utilisée à deux niveaux. Dans un premier temps, une recherche a permis d’identifier des traits fonctionnels favorisant la captation des polluants par les arbres (par ex. l’indice de surface foliaire [LAI], la présence de cire, de poils, de trichomes ou de rainures sur les feuilles). Les espèces chez qui ces traits sont retrouvés ont ensuite été privilégiées dans les projets de verdissement visant la captation de polluants atmosphériques. À l’inverse, certaines espèces ont plutôt été écartées pour certains de leurs « desservices écosystémiques » liés à des traits fonctionnels, comme la production de pollen qui cause des allergies. Dans un deuxième temps, il a été décidé de privilégier une diversité de groupes fonctionnels dans les aménagements proposés, tous groupes confondus, afin d’améliorer la résilience des nouveaux aménagements dans un contexte de changements climatiques et globaux. Cette approche constitue en quelque sorte une police d’assurance, garantissant la survie de certaines espèces en cas d’aléas ou de stress majeurs. Des éléments spécifiques à certains sites ont également été intégrés dans les analyses. Par exemple, dans les emplacements situés très près des bords de route qui sont déglacés en hiver, il faut intégrer le trait de résistance au sel de déglaçage, alors que dans les stationnements, certaines municipalités vont préférer ne pas planter d’espèces produisant de fruits de taille importante, afin d’éviter les impacts sur les automobiles. Les analyses du CERFO intègrent donc à la fois des traits de réponse et des traits d’effet afin d’obtenir une sélection d’espèces adaptées aux objectifs des clients et aux différentes contraintes présentes.
Parmi les autres projets du CERFO dans lesquels l’approche par traits fonctionnels a été considérée figure un projet présentement réalisé avec le ministère des Transports et de la Mobilité durable. Ce dernier vise la séquestration de carbone sur des terrains appartenant au ministère grâce au boisement ou à des interventions sylvicoles. Le CERFO et ses partenaires ont proposé différents patrons de plantation qui ont intégré une approche reposant sur une diversité spécifique et fonctionnelle. En effet, plusieurs traits ou groupes de traits ont été ciblés et ont guidé les choix de patrons. Parmi les traits pris en compte, on retrouve :
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Largeurs de cime variées;
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Vitesse de croissances variées;
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Longévité et hauteur à maturité variées (avec une matrice de plantation dominée par des espèces longévives de grande taille);
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Tolérance ou intolérance à l’ombre;
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Tolérance aux conditions climatiques plus méridionales.
L’inclusion de ces différents paramètres a permis de proposer des patrons diversifiés, tant dans la composition et la structure que dans les fonctions remplies par les aménagements. Évidemment, des ajustements sont effectués selon les conditions spécifiques rencontrées dans les différents milieux.
Un autre projet du CERFO réalisé actuellement avec les producteurs acéricoles a par ailleurs repris certains des patrons proposés au ministère des Transports en les adaptant au contexte des acériculteurs et acéricultrices. Le patron retenu comprenait notamment une grande proportion d’érable à sucre ou d’érable rouge afin d’assurer le renouvellement des érablières.
Bases de données sur les traits fonctionnels
Pour faciliter l’accès et l’utilisation des données, plusieurs chercheurs ont tenté de répertorier les mesures de traits fonctionnels dans des bases de données. La base de données TOPIC (Traits of plants in Canada) offre un large éventail de connaissances sur les traits fonctionnels de la flore canadienne. Ce travail, réalisé et hébergé par Ressources naturelles Canada, facilite les travaux des chercheurs(-es) en réunissant des données provenant de sources variées. Les plantes ne sont pas les seules visées par ce type de travail. En effet, toujours à l’échelle canadienne, il est possible de consulter CRITTER, qui est une base de données sur les invertébrés du Canada (https://ressources-naturelles.canada.ca/science-et-donnees/centres-de-recherche-et-laboratoires/centre-recherche-forets/le-reseau-topic-la-base-de-donnees-sur-les-traits-des-plantes-du-canada-topic-et-le-d/le-reseau-topic-la-base-de-donnees). À l’échelle mondiale, l’une des initiatives les plus vastes est TRY, une base de données en libre accès et fondée en 2007 qui rassemblait, dans sa 5e version parue en 2019, plus de 2 091 traits (caractéristiques morphologiques, anatomiques, physiologiques, biochimiques et phénologiques) pour près de 280 000 plantes (www.try-db.org/TryWeb/Home.php). Ces trois outils sont accessibles gratuitement (moyennant souvent un partage d’informations en retour) et il est possible d’envoyer une requête rapidement sur leur site Internet.
Malgré la faramineuse quantité d’informations que l’on retrouve dans les bases de données, il demeure parfois difficile d’avoir accès à suffisamment de données de traits sur suffisamment d’espèces pour construire un catalogue exhaustif quand on désire étudier des communautés diversifiées. En effet, les informations manquantes sont fréquentes pour plusieurs espèces et plusieurs traits. C’est ce que montre la figure 3, où l’on aperçoit, à travers les sections en jaune ou en rouge, que seules quelques espèces ont une importante quantité de traits documentés et de la même façon, que quelques traits seulement ont été étudiés pour une grande quantité d’espèces. Dans bien des cas, plus de travaux sont nécessaires afin de documenter les traits et les espèces désignés par l’espace bleu (figure 3). On peut finalement ajouter que les protocoles définissant des méthodes standardisées pour la mesure des traits fonctionnels sont encore relativement récents (~15 ans) de sorte que l’on compte encore énormément de variabilité dans les techniques utilisées pour quantifier ou documenter les traits.
Face à ces défis, il apparaît pertinent d’appeler à la collaboration et au partage de connaissances entre les équipes de chercheurs(-es) provenant de domaines variés afin de renforcer les connaissances sur les traits fonctionnels, mais également afin d’orienter les acteurs concernés dans l’élaboration de stratégies visant la gestion durable des forêts.
Conclusion
En conclusion, les traits fonctionnels, sans être une religion ou une science absolue, permettent de mieux prédire la réponse de différents organismes aux gradients environnementaux ainsi que leurs effets sur les processus des écosystèmes, en plus de capter certains aspects de la diversité non considérés par les approches taxonomiques. Bien qu’il y ait toujours un manque de données important pour plusieurs traits et plusieurs espèces, ils peuvent servir d’outils relativement simples afin de sélectionner des individus qui auront certains effets recherchés dans des contextes précis ou anticipés. L’approche fonctionnelle est alors particulièrement intéressante dans une logique d’adaptation aux changements climatiques, qui impose de planifier des stratégies d’acclimatation des espèces végétales et des écosystèmes, tant en milieu naturel qu’urbain.
En savoir plus
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