La raréfaction de certains conifères, comme l’épinette rouge (Picea rubens), est un enjeu pour la biodiversité et la résilience des forêts mixtes québécoises. Malgré sa valeur écologique et forestière indéniable, les traitements sylvicoles utilisés auparavant n’ont pas favorisé le maintien et la régénération de l’épinette rouge. Des recherches amorcées depuis près de 25 ans à la Direction de la recherche forestière (DRF) apportent toutefois des pistes de solutions.
L’ÉPINETTE ROUGE : UNE ESSENCE SENSIBLE AUX CHANGEMENTS DANS SON ENVIRONNEMENT
Plusieurs facteurs peuvent expliquer le déclin de l’épinette rouge. Les changements soudains de l’intensité lumineuse, de la température et de l’humidité de l’air et du sol ainsi que l’envahissement de la végétation concurrente à la suite de l’ouverture du couvert forestier sont néfastes à l’acclimatation de la régénération préétablie et à l’établissement de nouveaux semis. La récolte trop importante des arbres semenciers lors des coupes partielles du passé et le manque de gros débris ligneux en décomposition, favorables à la germination et à l’établissement des semis, nuisent à la régénération naturelle. De plus, le broutement par les cervidés peut grandement ralentir le recrutement.
LA RÉGÉNÉRATION PRÉÉTABLIE : UN CAPITAL FORESTIER PRÉCIEUX!
La DRF a suivi durant 20 ans la basse régénération d’épinette rouge dans un dispositif de coupes partielles uniformes (par pied d’arbres, sans créer de trouées). On y retrouvait un témoin (0 % de prélèvement; surface terrière marchande de 32 m2/ha), trois intensités de coupes partielles (prélèvement de 40, 50 et 60 % et respectivement des surfaces terrières marchandes résiduelles de 19, 16 et 13 m2/ha) et un parterre forestier à découvert résultant d’un prélèvement de 100 % des tiges marchandes. La basse (hauteur ≤ 1,3 m) et la haute régénération (> 1,3 m) préétablies étaient dominées par l’épinette rouge (respectivement 1 200 et 1 100 tiges/ha) et le sapin baumier (5 800 et 600 tiges/ha). Après la coupe, des épinettes rouges préétablies (hauteur de 0,4 à 1,3 m) ont été sélectionnées aléatoirement et leur état de santé annuel a été noté selon quatre catégories : 1. plutôt saine, 2. fortement broutée, 3. dépérissante et 4. morte. Les épinettes fortement broutées étaient celles dont la flèche terminale et la majorité des branches montraient des signes de broutement. Les épinettes dépérissantes devaient être défoliées d’au moins 40 %, en comparaison avec les épinettes saines.
Les premiers résultats après six ans ont révélé que l’épinette rouge, dans les coupes partielles, s’acclimate et survit mieux qu’à découvert (prélèvement de 100 %). Toutefois, c’est à découvert que la croissance des quelques épinettes survivantes était la plus élevée, indiquant que l’espèce, une fois acclimatée, nécessite davantage de lumière pour bien croître. D’ailleurs, neuf ans plus tard, la croissance des épinettes dans les coupes partielles était en chute libre en raison de la fermeture du couvert. Nous avons constaté, 20 ans après les coupes, que seulement 40 à 60 % des épinettes étudiées étaient saines, comparativement à près de 75 % dans le témoin (Figure 1). Ceci est attribuable à la mortalité deux fois plus élevée à découvert et au dépérissement qui a affecté 20 à 40 % des épinettes dans les coupes partielles. Le dépérissement a toutefois été moindre dans les coupes partielles de plus forte intensité vu la plus grande disponibilité de lumière. Les épinettes rouges dépérissantes avaient généralement une espérance de vie de moins de 5 ans.
Le gain de croissance en hauteur par rapport au témoin a été de 19 à 55 cm en 20 ans dans les coupes partielles (Figure 2), comparativement à près de 200 cm à découvert, mais où la quantité infime d’épinettes survivantes ne pourra maintenir la proportion de l’espèce dans le peuplement.
Une autre étude a été conduite dans un dispositif expérimental créant des trouées de différentes superficies (petites : < 100 m2, moyennes : 100-300 m2, grandes : 700 m2). Cinq ans après, la meilleure acclimatation et le meilleur taux de croissance de la régénération préétablie d’épinette rouge ont été mesurés dans les moyennes trouées, où elle a réussi à concurrencer le sapin. Dans les trouées plus petites ou plus grandes, c’est plutôt le sapin qui a dominé.
En résumé, la basse régénération préétablie d’épinette rouge peut d’abord bénéficier du retrait partiel uniforme du couvert forestier (hausse modérée de la lumière et de la température) pour son acclimatation et sa croissance. Par la suite, la fermeture rapide du couvert et la végétation concurrente privent l’épinette de cette lumière, entraînant une perte importante de son feuillage. Ce dépérissement affecte moins la haute régénération préétablie d’épinette rouge, sa position lui donnant un meilleur accès à la lumière. Il est donc important de tirer avantage de cette strate. Cependant, si l’on désire optimiser le potentiel de la basse régénération, un dégagement périodique ou un prélèvement par trouée (100-300 m2) pourraient procurer un niveau de lumière à la fois adéquat pour acclimater et accélérer la croissance de cette strate.
L’ÉTABLISSEMENT DE NOUVEAUX SEMIS : L’IMPORTANCE DU LIT DE GERMINATION ET DE LA DISPONIBILITÉ DE LA LUMIÈRE
Une étude complémentaire a suivi la dynamique des nouveaux semis d’épinette rouge pendant 10 ans dans le dispositif expérimental avec trouées. Le suivi individuel des semis démontre qu’ils se sont établis en plus grand nombre dans les petites trouées. Il semble qu’une mise en lumière modérée et une perturbation légère du sol aient favorisé la germination et l’établissement de l’espèce. Or, à peine 40 % des semis ont survécu et les courbes de survie ne semblaient pas se stabiliser après 10 ans. Quoique moins nombreux, les semis ont mieux poussé dans les grandes trouées (~4 cm/année), où la lumière était plus disponible, que dans les plus petites trouées (2-3 cm/année). Après 10 ans, la fermeture du couvert a ramené la croissance observée dans les petites et moyennes trouées à celle du témoin (1 cm/année). La croissance lente des semis leur a permis d’atteindre au mieux 22 cm de haut en 10 ans.
L’étude a aussi confirmé le rôle important du bois en décomposition et de la mousse pour la germination et l’établissement des semis. Dans les grandes trouées, plus de 60 % des semis se sont établis sur du bois en décomposition. Dans les moyennes trouées, l’humus exposé (ou mélangé au sol minéral) était plus favorable à l’établissement, alors que dans les petites trouées, les semis se sont établis autant sur la mousse que sur l’humus ou le bois.
Ainsi, la difficulté de régénérer l’épinette rouge par ensemencement naturel fait ressortir la valeur inestimable de la régénération préétablie et le besoin d’expérimenter la plantation d’enrichissement.
DES PLANTATIONS D’ENRICHISSEMENT POUR COMBLER LE MANQUE DE RÉGÉNÉRATION
La plantation d’enrichissement d’épinette rouge de forte dimension a été testée dans trois dispositifs expérimentaux (Tableau 1).
Le taux de survie des plants après cinq ans a été de 70 à 80 % dans les CPRS. Contrairement à la régénération naturelle préétablie, les semis plantés étaient déjà acclimatés à la pleine lumière et ils ont pu bénéficier de l’accompagnement de la végétation concurrente et de l’effet de bordure (la superficie des CPRS étant petite), dont les effets modérateurs sur le microclimat sont bien connus. Dans les coupes progressives du couvert résineux, un taux de survie décevant de 25 % a été observé. L’occurrence élevée de broutement et le manque de lumière seraient des facteurs explicatifs. Comparativement aux couverts feuillu et mixte, les semis plantés sous le couvert résineux n’ont pas pu bénéficier de la lumière saisonnière disponible au printemps et à l’automne, lorsque les feuillus sont dépourvus de leur feuillage.
Au chapitre de la croissance en hauteur, c’est généralement là où la lumière était la plus disponible, c’est-à-dire dans les CPRS, que les semis plantés ont le mieux performé (Figure 3).
Une fois acclimatée, l’épinette rouge a besoin d’au moins 50 % de pleine lumière pour optimiser sa croissance. Néanmoins, sous le couvert feuillu, qui n’a été traité qu’avec des coupes partielles, la croissance a été comparable ou modérément plus faible que celle observée dans les CPRS des autres couverts (Figure 3). Ainsi, la lumière saisonnière que procure ce type de couvert forestier partiel semble être appropriée pour faire croître de façon appréciable des semis plantés. Dans un dispositif expérimental de coupe progressive irrégulière en bétulaie jaune résineuse, un suivi comparatif de la régénération naturelle et de semis plantés a été réalisé. Le dispositif comparait trois coupes progressives irrégulières (CPI) en fonction de leur intensité :
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CPI à couvert permanent (STR de 20 m2/ha), intensité légère;
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CPI à couvert permanent (STR de 18 m2/ha), intensité modérée;
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CPI à régénération lente (STR de 15 m2/ha), intensité forte.
La croissance en hauteur des deux types d’épinette (naturelle et plantée) a diminué avec l’ouverture plus prononcée du couvert, un effet qui s’est précisé quatre ans après la coupe pour la régénération préétablie. Cette dernière a vu sa croissance diamétrale décliner avec l’augmentation de l’intensité de la coupe. Ces effets ont été contraires à nos attentes et s’expliquent par la présence de la végétation concurrente. Malgré le retrait de cette végétation avant la plantation, une repousse importante a suivi et aucun traitement de dégagement n’a été appliqué par la suite, limitant la croissance en diamètre dans le temps.
Le dégagement mécanique des plants, trois ans après leur mise en terre, a été expérimenté dans un dispositif de jardinage par pied d’arbres et groupes d’arbres établi dans une bétulaie jaune résineuse (Tableau 2). Les plants de forte dimension ont été plantés dans les trouées sylvicoles issues des traitements de coupe tandis qu’ils ont été répartis partout dans le témoin.
Le taux de survie des plants a diminué graduellement avec le temps, atteignant 84 % dans les coupes modérée et forte et 77 % dans la coupe légère huit ans après la mise en terre (Figure 4A). Dans le témoin, ce taux a chuté rapidement à 49 % durant les deux premières années. Il a ensuite diminué graduellement pour atteindre 37 % après huit ans. Le dégagement a uniquement amélioré la survie des plants dans le témoin et les trouées de la coupe légère (Figure 4B), là où la disponibilité de lumière était plus faible. Ce traitement a permis aux plants de la coupe légère d’avoir un taux de survie (environ 85 %) comparable à celui des coupes modérée et forte. Le faible taux de survie dans le témoin suggère que les plants, contrairement à la régénération naturelle, ont été généralement incapables de s’établir sous des conditions de faible luminosité.
Malgré sa grande tolérance à l’ombre, l’épinette rouge plantée nécessite des conditions se rapprochant de la pleine lumière pour optimiser ses performances morphophysiologiques. Les résultats obtenus illustrent cependant que des trouées sylvicoles de taille moyenne, de l’ordre de 340 m2, combinées à un dégagement mécanique des plants, permettent d’obtenir des performances acceptables tout en respectant la dynamique naturelle de la bétulaie jaune résineuse. De plus, cette approche est compatible avec d’autres objectifs sylvicoles, comme celui de régénérer le bouleau jaune.
Si on résume toutes ces études, il faut miser d’abord sur la régénération préétablie, la libérer partiellement et régulièrement. Si elle est absente, planter dans des trouées de superficie moyenne (autour de 300 m2) et penser à dégager les plants.
EN SAVOIR PLUS
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