ARTICLES AUTOMNE 2024

Concilier exploitation forestière et conservation de la nature

En tant que technicien agricole, technicien en foresterie urbaine et biologiste, je travaille quotidiennement avec plusieurs propriétaires terriens, agriculteurs, acériculteurs et exploitants forestiers qui souhaitent transmettre leur mode de vie et une forêt en santé à leurs enfants et petits-enfants. En même temps, ils sont conscients qu’il faut protéger une partie de ce territoire. Cela est possible grâce à la servitude de conservation « classique » et à la servitude de conservation « forestière ». Deux outils à explorer.

TRANSMETTRE SA PASSION AUX GÉNÉRATIONS FUTURES : UN BESOIN FONDAMENTAL

Annette et Guy forment un couple depuis de nombreuses années. Ils sont principalement des producteurs d’ail, de pommes, de sirop et de sous-produits de l’érable. Bien que leurs enfants et petits-enfants ne manifestent pas d’intérêt à reprendre l’entreprise, ils souhaitent tout de même en assurer la pérennité et léguer une forêt en santé aux générations futures. Ils ont conclu une entente gagnant-gagnant avec Nature-Action Québec, un organisme de conservation reconnu de la Montérégie. L’entente de servitude de conservation a généré une compensation financière avec laquelle ils ont pu bâtir une toute nouvelle cabane à sucre. La production de bois de sciage est toujours possible sur une partie des 140 hectares de leur petite propriété forestière.

Outre la conservation volontaire non contraignante (traitée dans le numéro du printemps 2024 du Progrès forestier), la vente, le lègue ou le don de propriété, il est possible de favoriser la conservation d’un milieu naturel, d’en demeurer propriétaire et de maintenir des usages durables grâce à la servitude de conservation. D’ailleurs, une nouvelle version spécifique au maintien de l’exploitation forestière est en développement : la servitude de conservation forestière.

 

 

Les producteurs forestiers aiment leur propriété forestière et le style de vie que leur exploitation leur procure. Qu’elle soit de petite, moyenne ou de grande envergure, la plupart d’entre eux souhaitent que ce style de vie puisse perdurer à travers les générations. Mais l’accroissement de la population et les chamboulements environnementaux mettent beaucoup de pressions sur les terres. Le besoin de protéger les milieux naturels devient criant et nos décideurs publics l’ont bien compris. De plus en plus d’agriculteurs et de forestiers ont pris conscience des services offerts par les milieux naturels et dont on ne peut se passer. Devant ces faits et faisant suite à la COP15, le gouvernement du Québec s’est engagé à préserver 30 % du territoire québécois en se dotant du Plan Nature 2030. Pour les producteurs forestiers, agriculteurs et développeurs urbains, cela implique nécessairement des modifications à leurs habitudes d’exploitation.

Qu’à cela ne tienne, de nombreux experts, autant du domaine de la foresterie, de l’agriculture ou de la conservation des milieux naturels travaillent depuis plusieurs décennies à développer des outils pour permettre de concilier l’exploitation et la conservation. En évitant la conservation de type « cloche de verre », l’activité économique se maintient et la biodiversité est soulagée d’une partie des activités humaines, les plus menaçantes. La protection totale demeure toutefois possible que ce soit pour des propriétés entières ou pour certains secteurs à l’intérieur d’une propriété.

 

CONSERVER : UNE BELLE OCCASION

La conservation du milieu naturel d’une propriété, qu’elle concerne toute la propriété ou une partie seulement, est une belle occasion pour les propriétaires de :

CONTRIBUER À LA PROTECTION DE LA BIODIVERSITÉ

En protégeant vos terres, vous contribuez à la survie d’espèces en péril et à la conservation d’écosystèmes fragiles.

LUTTER CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES

En préservant la nature sur votre terrain, vous aidez à la séquestration du carbone et participez à la lutte contre ce défi global.

CONTRIBUER À LA QUALITÉ DE VIE DE VOTRE RÉGION

En limitant les usages sur une petite parcelle de vos terres, vous contribuez à améliorer la qualité de vie de votre communauté. À titre d’exemples, une forêt en santé filtre l’air de votre secteur. Elle peut aussi protéger une importante source d’eau potable.

OBTENIR DES AVANTAGES FISCAUX ET FINANCIERS

Des avantages fiscaux importants sont offerts aux propriétaires qui s’engagent dans la conservation (selon l’option choisie). Ces avantages peuvent aider à compenser les coûts de la conservation et à générer des revenus supplémentaires. Un programme du gouvernement permet de compenser, souvent à 100%, la perte de valeur marchande associée aux superficies protégées. D’autres programmes offrent aux organismes de conservation des subventions dont les propriétaires peuvent bénéficier en faisant affaire avec eux. Ces subventions peuvent, à titre d’exemples, couvrir des frais d’arpentage, d’évaluation marchande et de notaire pour les changements aux titres de propriété. Au final, il n’en coûtera rien au propriétaire dans bien des cas. Souvent, ce dernier ne verra aucun changement dans ses habitudes d’exploitation.

 

ACCÉLÉRATION DE LA CONSERVATION DANS LE SUD DU QUÉBEC : UN NOUVEAU PROGRAMME DES PLUS INTÉRESSANTS

En novembre dernier, dans la foulée de son plan Nature 2030, le gouvernement du Québec annonçait un investissement de 144,1 millions de dollars pour accélérer la conservation en terre privée dans le sud du Québec (programme ACSQ). L’organisme Conservation de la nature Canada en est le principal partenaire et travaille en collaboration avec plusieurs autres organismes afin que ces fonds puissent être bonifiés par des contributions équivalentes provenant d’autres sources que le Gouvernement du Québec. La première mouture de ce programme se terminera en 2027. La période actuelle est donc particulièrement propice pour les propriétaires qui souhaitent laisser leur marque au bénéfice des générations futures tout en obtenant des avantages financiers d’importance.

LE PRINCIPE DE BASE D’UNE SERVITUDE

Voici deux exemples de ce qu’est une servitude. En pratique, toutes les maisons alimentées en énergie électrique ou en téléphonie peuvent obtenir ces services grâce à des servitudes de passage détenues par les entreprises de services et inscrites dans les titres de propriété. Lors de l’achat d’un terrain pour y établir une résidence, le nouveau propriétaire doit s’entendre avec l’entreprise de service sur l’assiette du passage et intégrer cette entente dans les titres de propriété. Des indemnités peuvent être prévues en cas d’inconvénients ou de préjudices pouvant affecter l’utilisation du terrain. Le second exemple est fréquent en territoire forestier. En effet, il arrive souvent que des propriétaires détiennent des servitudes de passage pour accéder à leurs lots enclavés. Ces propriétés enclavées sont les « lots dominants » qui détiennent un droit sur un « lot servant ». Parfois, les assiettes de passage sont importantes et des indemnités peuvent être exigées.

LA SERVITUDE DE CONSERVATION « CLASSIQUE »

Dans le cas d’une servitude de conservation, le but est de servir la conservation d’un lot voisin déjà protégé par un acte légal de conservation : soit parce qu’il appartient à un organisme de conservation, soit qu’il appartient à un particulier dont la propriété a obtenu le statut de réserve naturelle en milieu privé reconnu par le gouvernement. Que ce soit en terre privée forestière, ou non, la servitude de conservation est une option largement utilisée depuis plusieurs décennies. Devant notaire, le propriétaire s’engage formellement envers un organisme de conservation propriétaire d’un lot voisin, à restreindre ses usages afin d’empêcher toute conversion définitive de sa forêt. C’est un service qui aide l’organisme de conservation dans sa mission. Elle est souvent appelée : servitude de non-construction. Ce contrat notarié est annexé aux titres de propriété. Les termes sont modulables en fonction des désirs du propriétaire. Ce dernier peut préserver divers usages s’ils ont peu ou pas d’impact sur le milieu naturel comme le prélèvement de quelques cordes de bois ou certains loisirs. La servitude vient donc préciser les restrictions d’usages qui peuvent générer des inconvénients. Même si ces restrictions sont invisibles sur le terrain, elles peuvent générer une diminution de la valeur marchande ou de la capacité forestière de la propriété. Elles peuvent donc justifier des indemnités sous forme de compensations financières ou autres. Puisqu’il a une valeur marchande, l’acte de servitude peut faire l’objet d’une transaction financière pour la totalité de la valeur marchande ou pour une partie de la valeur marchande (don partiel). L’acte peut aussi être donné entièrement et générer un crédit d’impôt équivalent à la totalité de la valeur marchande pouvant être échelonné sur 10 ans, aux deux paliers de gouvernement (Programme des dons écologiques du Canada).

 

 

Au préalable, l’organisme de conservation doit documenter les différents habitats de la propriété (milieux humides, ruisseaux) ainsi que la présence d’espèces fauniques ou floristiques sensibles, menacées ou vulnérables. Ensemble, l’organisme et le propriétaire décident du contour de la superficie concernée, qui peut correspondre à la totalité de la propriété ou à une partie seulement, ou encore à plusieurs parties non contiguës. Un évaluateur sera mandaté pour déterminer l’impact sur la valeur marchande du terrain. Un arpenteur sera mis à contribution pour déterminer de façon précise les contours convenus. Il existe donc une grande latitude avec cette option. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’elle est admissible à l’ensemble des subventions disponibles en la matière et le propriétaire peut obtenir d’importantes compensations en argent de la part de l’organisme ou en crédit d’impôt par le biais du Programme des dons écologiques du Canada. Selon le désir du propriétaire, certaines servitudes de conservation peuvent obtenir ensuite un statut de réserve naturelle privée reconnue par le gouvernement.

LA SERVITUDE DE CONSERVATION « FORESTIÈRE »

Une telle servitude permet de maintenir la vocation forestière de nombreux hectares tout en protégeant les habitats et les espèces les plus sensibles. La première entente de ce type au Québec a été conclue en 2012 entre Conservation de la nature Canada et la société forestière Bois Champigny inc. En gros, elle empêche toute construction sans lien avec l’exploitation forestière (résidences, infrastructures de loisir, etc.) sur le territoire de la compagnie. Les zones sensibles abritant des espèces en situation précaire sur cette propriété sont protégées et la forêt est exploitée de manière durable, et ce, à perpétuité. Les activités de foresterie doivent respecter le plan d’aménagement et les procédures de circulation et de débardage doivent être durables et reconnues. La servitude de conservation forestière permet le maintien de la récolte dans une perspective de développement efficace et durable. Cependant, étant donné qu’elle permet le maintien de la récolte, elle n’est pas admissible actuellement au Programme des dons écologiques du Canada. Dépendamment des bailleurs de fonds, certains autres avantages financiers, notamment des subventions privées, pourraient demeurer disponibles.

 

UN ACCOMPAGNEMENT ÉTAPE PAR ÉTAPE

Que ce soit pour des servitudes de conservation classiques ou forestières, il y a actuellement différents programmes de subventions privées et publiques qui permettent aux organismes de conservation d’accompagner les propriétaires dans les différentes étapes et d’en défrayer la plupart des coûts. Il faut bien comprendre les différents critères d’admissibilité afin de s’assurer que les subventions pourront être versées. Les bailleurs de fonds peuvent avoir des exigences différentes en ce qui concerne les restrictions d’usages. L’organisme de conservation accompagne le propriétaire afin de les déterminer tout en respectant les exigences des bailleurs de fonds.

1. CARACTÉRISATION DU TERRAIN

Tout commence par une étude de caractérisation de la propriété. Accomplie par des biologistes, l’étude permet d’identifier les habitats d’espèces floristiques ou fauniques qui méritent une protection particulière en raison de leur statut d’espèce menacée, en péril ou simplement rare.

2. PLAN D’AMÉNAGEMENT FORESTIER AVEC OPTIONS DE CONSERVATION

Étant donné le souhait de maintenir une vocation d’exploitation forestière, un plan d’aménagement forestier (PAF) est produit avec une firme de génie forestier. La plupart des firmes de génie forestier du Québec ont commencé à produire des PAF qui tiennent compte des différents aspects de protection des espèces non ligneuses. À la différence des plans forestiers traditionnels comprenant des prescriptions forestières, ce plan est bonifié par l’ajout de prescriptions vouées à la sauvegarde des habitats sensibles. Lorsque bien suivies, ces prescriptions permettent la protection de noyaux de conservation d’étendues assez vastes pour assurer la survie des espèces représentatives de l’aire naturelle et les processus écologiques qui les maintiennent. L’établissement de zones « tampons » autour de ces noyaux en assure la conservation en périphérie tout en permettant des usages multiples qui ne mettent pas en péril leur intégrité écologique. Certaines zones sont identifiées pour le maintien de l’exploitation forestière et de l’acériculture durable.

3. DÉTERMINATION DES USAGES À MAINTENIR ET À RESTREINDRE

À partir des données recueillies lors de la caractérisation, les zones sensibles sont déterminées. Les secteurs où une récolte de bois pourra être maintenue, de même que l’acériculture, sont identifiés. Un arpenteur est appelé afin de délimiter avec certitude ces zones qui seront définitivement protégées dans l’acte de servitude. Des zones « tampons » sont aussi prévues, notamment autour des milieux humides et hydriques comme les ruisseaux. L’arpenteur s’assure de certifier l’ensemble des contours de toute la propriété. Des cartes sont alors produites pour bien visualiser le tout.

4. PREMIÈRE VERSION D’UN ACTE DE SERVITUDE AVEC RESTRICTIONS D’USAGES

Le propriétaire exprime ses souhaits de protection et de maintien d’usages. L’organisme de conservation en prend note et rédige une première version de l’acte de servitude. Le tout est révisé par le propriétaire et des modifications sont apportées au besoin afin d’obtenir un projet d’acte qui respecte entièrement la volonté du propriétaire. Si le propriétaire désire bénéficier de l’ensemble des subventions disponibles, l’organisme s’assure que les critères des bailleurs de fonds sont respectés.

5. DÉTERMINATION DE LA JUSTE VALEUR MARCHANDE DE LA SERVITUDE

Comme mentionné plus haut, les restrictions d’usages prévues dans l’acte de servitude ont un impact sur la valeur marchande de la propriété. Un évaluateur agréé est donc mandaté pour déterminer la juste valeur marchande selon de nombreux critères précis et reconnus.

6. ENTENTE FINALE ET SIGNATURE

Avant de passer chez le notaire, le propriétaire et les représentants de l’organisme de conservation révisent l’ensemble des documents. Ils choisissent un notaire et procèdent à la signature finale.

7. OBTENTION DU CERTIFICAT POUR DON ÉCOLOGIQUE ET DU VISA FISCAL

S’il y a eu don partiel ou complet de l’acte de servitude, l’organisme de conservation maintiendra son accompagnement afin d’assurer au propriétaire l’obtention des documents lui donnant droit aux crédits fiscaux. Ces crédits peuvent atteindre 100 % de la valeur marchande de la propriété dans le cas d’un acte de servitude qui restreint tous les usages à perpétuité. Les crédits sont réduits si des usages importants sont maintenus, et ce, proportionnellement à la valeur marchande estimée de ces usages.

8. SUIVI DE LA PROPRIÉTÉ

Puisque la propriété fait l’objet d’une entente de conservation, l’organisme de conservation s’assurera de suivre l’évolution de l’état des habitats fauniques et floristiques de la propriété. Lorsque des menaces seront observées, l’organisme proposera des actions pour réduire ou éliminer ces menaces. La plupart du temps, il pourra trouver le financement pour mettre en place ces actions.

 

CONCLUSION

Les circonstances actuelles sont très propices à la conclusion d’ententes très intéressantes pour les producteurs forestiers et autres propriétaires fonciers du sud du Québec. Les démarches menant à une servitude de conservation classique bénéficient actuellement d’un financement considérable. Les servitudes de conservation forestières, quant à elles, peuvent aussi être admissibles à des subventions, mais elles ne sont pas actuellement admissibles au Programme des dons écologiques du Canada. Par contre, des organismes de conservation, dont Conservation de la nature Canada et Corridor appalachien, discutent avec les gouvernements du Québec et du Canada pour assouplir les règles en faveur des servitudes forestières. En milieu forestier, le momentum est là pour l’atteinte des objectifs nationaux et internationaux en matière de conservation des milieux naturels. Pour les petits et moyens producteurs forestiers, c’est une belle occasion à saisir pour léguer des exploitations durables et maintenir ce beau mode de vie.

 


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