Aussi loin que je me rappelle, ma fascination pour la forêt, ce qu’elle recèle, l’énergie qu’elle déploie, inspire ma vision du monde et ma quête de sens. Ses mystères piquent encore ma curiosité. Toute mon existence s’est élaborée à même ses enseignements. Ainsi, la forêt m’a procuré les fondements de mon propre développement sensitif et spirituel. Mes observations sur les interactions d’espèces vivantes dans ce réseau complexe m’apprennent intuitivement que je m’intègre avec elles, parmi elles.
Après cinq années au Collège de L’Assomption, il me fallait toucher du bois. Mon attrait particulier envers les grands végétaux m’a mené aux études en technologies forestières. Je n’hésitai pas longtemps à me passer de deux ans de Cégep en sciences pures, passage obligé pour accéder au bacc. en foresterie. Je souhaitais plutôt vérifier si mon penchant pour les sciences naturelles et mon sentiment pressant de passer à l’action pouvaient être rassasiés par une approche concrète qui m’initierait au vaste monde forestier. L’Université attendrait si j’entrevoyais la pertinence et la nécessité de prolonger mon apprentissage théorique.
Entré au Cégep John Abbott à Sainte-Anne-de-Bellevue en 1981, je me suis tout de suite senti bien à ma place dans l’atmosphère accueillante des lieux et grâce à l’équipe professorale consacrée avec passion à transmettre ses connaissances et anecdotes singulières pour rendre plus digeste le contenu obligatoire de la formation.
J’ai particulièrement été happé par la lecture du livre d’Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables. Soumis au groupe dans un cours de réflexions sur le domaine forestier, ce bouquin répondait à mes aspirations et jeta en moi les bases de mon engagement professionnel. Notre professeur, Éric Thompson, choisit de nous faire réfléchir à nos comportements face à la vulnérabilité des milieux naturels que nous serions à même de perturber en nous soumettant aux impératifs de notre métier. C’était déjà audacieux de proposer cette lecture à de jeunes étudiants appelés à oeuvrer au sein de l’industrie forestière! Pour ma part ce fut une révélation qui teinta mon parcours de technicien forestier.
Aldo Leopold est un pilier de la pensée critique portant sur l’aménagement du territoire nord-américain. Ses écrits ont été publiés durant la première moitié du XXe siècle. Il fut un observateur attentif de l’environnement et un forestier influent au niveau national et engagé envers la préservation des écosystèmes menacés de disparition. Il fut très critique envers un modèle naissant d’accaparement du territoire au profit d’une industrialisation de l’agriculture et de l’exploitation sans limites des ressources forestières et fauniques. On lui prête la réputation d’être un écologiste contemporain d’Henry David Thoreau et de John Muir.
J’ai récemment replongé dans son essai et malgré plus de quarante ans qui séparent mes deux lectures, il revêt autant de pertinence aujourd’hui. Il remet en cause notre laxisme entourant la perte d’habitats cruciaux pour l’équilibre écologique global.
UNE OEUVRE PHARE POUR LA PROTECTION DE LA NATURE
L’Almanach d’un comté des sables décrit l’histoire de ses réflexions et ses fascinations sur le milieu naturel chaque mois de l’année autour de son repère au coeur du Wisconsin. En fin observateur, Leopold raconte notamment l’histoire naturelle du comté en avril par la résistance des chênes à gros fruits aux feux de broussailles sur la Grande Prairie, surprend l’inventivité d’une rivière en août pour animer l’interdépendance d’une flore spontanée et d’une faune réjouie ou s’insinue dans le vent de novembre pour noter avec poésie l’effet des éléments sur la flore endormie.
EXTRAITS DE L’OEUVRE
« Dans les années 1840, un nouvel animal, le colon, intervint dans la bataille de la Prairie. Ce n’était pas du tout délibéré de sa part; mais, en labourant ses champs, il en fit juste assez pour priver la Prairie de son allié immémorial : le feu. Les semis de chênes se mirent à avancer par légions, et ce qui avait été jusque-là le domaine de la Prairie devint une région d’exploitation forestière. […] Ainsi, celui qui possède un vieux chêne à gros fruits possède bien plus qu’un arbre : une bibliothèque historique et un fauteuil d’orchestre réservé dans le théâtre de l’évolution. » « Je connais un tableau si évanescent que personne n’a la chance de le voir, hormis quelques cerfs vagabonds. L’auteur en est une certaine rivière, qui l’efface souvent avant que j’aie pu faire venir mes amis pour admirer son travail. Après cela, le tableau n’existe plus que dans mon imagination. Comme beaucoup d’artistes, ma rivière est capricieuse; impossible de savoir d’avance quand l’envie de peindre la prendra, et pour combien de temps. » « Le vent qui joue dans le maïs de novembre est pressé. Sa musique fait murmurer les tiges, emporte les enveloppes vides en tourbillonnant vers le ciel; le vent poursuit sa route. Dans le marais, il déferle en longues vagues sur les herbes boueuses, fouette les saules à l’horizon. Un arbre tente de protester en agitant ses membres nus, mais qui saurait retenir le vent? »
Il écrit avec une esthétique renouvelée à chaque chapitre où s’entrecroisent l’humain, la faune, la flore et les éléments qui le conduiront à proposer un nouveau concept, la communauté biotique, où le sens de communauté ne se limite pas aux humains, mais à leurs interdépendances avec tous les êtres vivants et inanimés dans une même région bioclimatique.
Son récit nous mène en seconde partie à ses témoignages vécus et à ses interprétations des enjeux de société qui transforment le territoire à l’aube de la grande industrialisation.
Enfin, il dresse son plaidoyer en faveur d’une conscience écologique inspirée par ses propres observations en tant que forestier et naturaliste chevronné :
« Lorsque nous considérons la terre comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons commencer à l’utiliser avec amour et respect. » Dans sa proposition d’insuffler une éthique de la terre à nos moeurs, les gens et la terre au sens global du terme ont des relations étroitement liées; si nous concevons de prendre soin de la terre autant que nous prenons soin de nous-mêmes en tant qu’individu et société, l’espèce humaine aura toutes les chances d’éviter les déséquilibres qui porteraient ombrage à sa propre survie. Ainsi, Leopold affirme qu’une éthique de la terre se traduit en un code de conduite moral qui découle de ces relations de bienveillance interconnectées.
D’un point de vue culturel cependant, ce précepte ne provient pas de sa seule initiative, me semble-t-il. Cette conception philosophique se rapproche de la notion d’appartenance intrinsèque des humains à la nature chez les Nations autochtones. Cette relation avec la Terre-Mère existe depuis des temps immémoriaux. Les premiers peuples s’en prévalent encore aujourd’hui et elle se manifeste dans leur spiritualité et dans leur mode de vie traditionnel. Il n’en demeure pas moins que l’expression de cette pensée écologiste se révélait avant-gardiste en 1948 dans une Amérique conquérante et remplie de promesses de gains sur les vastes espaces inexploités.
UN DEVOIR DU PROPRIÉTAIRE TERRIEN
Bien qu’il réclame une meilleure éducation des individus reposant sur l’éthique de la terre, Leopold dénonce la forme que prend à cette époque la formation à l’écologie dans la sphère publique, car cet enseignement est largement biaisé par des intentions en faveur de l’être humain a priori. Tout semble se traduire par des intérêts économiques sans égards égalitaires aux communautés biotiques. Ainsi les quelques espèces choisies pour satisfaire nos besoins fondamentaux se multiplient et s’établissent au détriment de milliers d’espèces considérées sans valeur économique ou nuisibles à notre bon profit.
« Un système de protection de la nature basé exclusivement sur l’intérêt économique est désespérément bancal. Il tend à ignorer, donc en fin de compte, à éliminer beaucoup d’éléments de la communauté-terre qui manquent de valeur commerciale, mais qui sont (dans l’état actuel de nos connaissances) essentiels à son bon fonctionnement ».
En définitive, il remarque déjà que la perte d’habitats est si violente et rapide qu’elle provoque des déséquilibres désordonnés et inquiétants sur les chaînes alimentaires. Un air de déjà vue.
Pour pallier à ce manque de considérations envers ces communautés biotiques, il suggère que les propriétaires terriens s’emploient volontairement à protéger les milieux naturels. Il admet que l’État peut jouer son rôle de régulateur pour éviter les dérives majeures et créer des espaces naturels protégés, mais c’est surtout à l’agriculteur et au forestier que revient la responsabilité morale de maintenir les habitats à leur état naturel. « Il existe en Amérique une nette tendance à déléguer aux soins de l’État tous les travaux nécessaires que les propriétaires privés négligent d’accomplir ». Son appel a certes eu des échos dans les universités et dans quelques initiatives de la société civile, mais force est de constater que ce n’était pas suffisant.
DE L’ÉDUCATION POUR UNE ÉTHIQUE DE LA TERRE
La clairvoyance de ce précurseur de la protection de l’environnement a des répercussions sur nos agissements d’aujourd’hui. Partout comme ici au Québec, ses souhaits n’ont pas été en vain même si l’urgence d’agir est plus que jamais source de débats et d’anxiété. Notre engagement moral est-il mieux amorcé et intégré dans nos moeurs qu’à l’époque de ses propres constats? J’estime que notre humanisme n’a pas convenablement soutenu ces notions fondamentales pour inverser la tendance. Malgré notre conscience écologique induite par les manifestations climatiques de plus en plus extrêmes et les déséquilibres dans les écosystèmes provoqués par notre acharnement à dominer la nature, nous favorisons encore les enjeux économiques et mettons au second plan les attributs écologiques comme si la Terre nous était acquise. Des exemples? Nous en subissons les contrecoups jour après jour.
Notre devoir envers la nouvelle génération en voie de prendre les décisions pour la survie de notre espèce doit s’arrimer avec la philosophie proposée par Aldo Leopold. Évidemment, d’autres ont souscrit à sa thèse au cours des dernières décennies et clament à tout prix la nécessité de changer de paradigme. Malgré une meilleure sensibilité aux phénomènes perturbateurs, il semble que l’espoir d’une conscience écocentrique se heurte encore à une vision anthropocentrique puissante.
Heureusement, les associations forestières emboîtent en partie cette mission d’inculquer un regard respectueux et inséparable des communautés forestières, basé sur la science et l’expérimentation. Je constate que l’éducation forestière porte le sceau de la bienveillance envers la fragilité des écosystèmes. Par leurs actions, nos associations rejoignent d’emblée de plus en plus de propriétaires forestiers et agricoles à la lumière de ce que souhaitait l’auteur de l’Almanach d’un comté des sables. Je revendique à mon tour que nous enseignions l’éthique de la terre dans nos écoles primaires et secondaires. C’est à nous, passeurs d’une conscience écologique, que revient cette responsabilité.
LA FONDATION ALDO LEOPOLD
La fondation, créée en 1982 par les cinq enfants de Leopold, acquit au fil des dernières décennies plus de 1600 hectares de forêts et de prairies avoisinant la petite propriété d’où le penseur témoignait de ses observations. Sa mission est de promouvoir une éthique de la terre à travers l’héritage d’Aldo Leopold. Sa vision profonde inspire l’engagement des membres. Ils cherchent « à cultiver une compréhension et une appréciation de notre relation avec l’environnement à tous les niveaux, qu’il s’agisse d’individus ou de communautés entières ». La vision est aussi « d’intégrer une éthique de la terre dans le tissu de notre société, de faire progresser la compréhension, la gestion et la restauration de la santé des terres, et de cultiver le leadership en matière de conservation ». C’est un centre éducatif des sciences de la protection de la nature qui est un modèle inspirant pour nos organisations telles que les associations forestières. À titre exemplaire, la Forêt Hereford rejoint parfaitement les valeurs de la fondation Aldo Leopold. Il m’est permis d’espérer que le Québec multiplie de telles initiatives régionales où se conjuguent recherche, restauration, protection, éducation et saine utilisation des ressources à même les territoires protégés.
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